Défis des politiques monétaire et économique Discours tenu auprès du Club de l’industrie Düsseldorf

1. Indroduction

Cher Monsieur Scheele, Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie pour votre invitation et me réjouis de pouvoir vous rencontrer ici à Düsseldorf aujourd’hui – le premier jour de mon deuxième mandat.

Le titre de mon discours ôte finalement tout suspens au regard de ce qui vous attend maintenant, mais au sujet des banquiers centraux, mon ancien collègue britannique, Mervyn King, a un jour prononcé les paroles suivantes : « boring is best ».

Au programme figurent les défis des politiques monétaire et économique – des domaines où actuellement les thèmes ne font pas défaut. Je voudrais me focaliser sur la concurrence et la digitalisation en tant que défis pour la politique économique, puis me pencher sur la politique monétaire.

Tout d’abord, je voudrais vous inviter à me joindre dans un court voyage dans le temps en visitant l’Amérique de la fin du 19siècle. Cette époque fut marquée par l’ascension des grands magnats industriels aux noms célèbres tels que le roi de l’industrie navale et ferroviaire, Cornelius Vanderbilt, le magnat de l’acier, Andrew Carnegie, ou le baron du pétrole, John D. Rockefeller. Ils acquirent une position dominante sur leurs marchés et accumulèrent un immense patrimoine.

Cela alla toutefois de pair avec un accroissement des disparités sociales, et des larges pans de la population vécurent dans des conditions précaires. Nombreux furent ceux qui s’opposèrent à cette évolution, comme Elizabeth Magie, une sténographe et inventrice qui vécut près de Washington DC.

Magie considérait qu’une des raisons des tensions sociales était le fait que les terres étaient possédées par un petit nombre d’individus. Son but était de faire apparaître aux citoyens les conséquences de cette répartition inégale des terres. Pour ce faire, elle ne choisit toutefois pas un tract ou un commentaire dans un journal. Elle développa plutôt un jeu de plateau auquel elle donna le titre « The Landlord’s Game ». En 1904, Magie obtint un brevet sur son invention.[1]

Le jeu rencontra un certain succès auprès des étudiants et fut même utilisé par des professeurs en tant que matériel de cours, sans toutefois atteindre un large public, ce qui était peut-être dû aussi à sa complexité. Au fil du temps furent développées différentes variantes, et en 1935, un grand producteur lança un jeu similaire sur le marché. Sur la boîte figurait le nom que vous connaissez tous : « Monopoly ». Ce jeu devint par la suite un des jeux de plateau les plus célèbres de tous les temps.

L’ironie amère de cette histoire : il ne reste pas grand-chose du but pédagogique d’Elizabeth Magie, à savoir de démontrer les effets négatifs de la monopolisation – au contraire : parfois, le jeu lui-même est considéré comme une image d’un capitalisme débridé.

Ce qui est exact, c’est que le Monopoly montre où cela peut mener lorsque les marchés sont abandonnés au seul jeu des forces. Dès que tous les autres joueurs sont éliminés, la partie est terminée, sans plus. Dans la réalité, l’état de monopole ne ferait que commencer. En tant que seul prestataire, vous pouvez maintenant augmenter vos prix et vos marges – sans craindre une concurrence gênante et aux frais des consommateurs.

2. La concurrence en tant qu’élément central de l’économie sociale de marché

Cela montre clairement qu’une concurrence effective constitue l’élément central de notre économie sociale de marché. Elle empêche que les gains de prospérité ne soient concentrés dans les mains d’un petit nombre d’individus et permet aux consommateurs et aux salariés d’y avoir part. La concurrence pour attirer des clients entraîne une baisse des prix, et celle pour attirer la main-d'œuvre une hausse des salaires.

Ludwig Erhard l’a très justement expliqué : « La prospérité pour tous et la prospérité par la concurrence sont inséparables, le premier postulat définissant l’objectif et le second le chemin pour y parvenir. »[2]

Or, il ne s'agit pas uniquement de l’aspect de répartition. La concurrence garantit également l’efficacité de notre économie de marché. Contrairement à un jeu de plateau, la chance aux dés n’est pas le facteur décisif. En effet, la concurrence incite les entreprises à développer de nouveaux produits ou des modes de production plus efficients. Cela augmente leur productivité et soutient la croissance à long terme de l’économie.

Andreas Mundt, le président de l’Office allemand des cartels, l’a un jour résumé comme suit : « L’effet innovateur de la concurrence devient le plus évident là où il fait défaut », en citant comme exemple la position dominante d’un géant des logiciels dans le domaine des navigateurs Internet au début des années 2000. Le navigateur n’aurait pas connu d’évolution pendant pas moins de cinq ans : « Cinq ans de stagnation dans un des domaines économiques les plus innovants de notre temps. »[3]

Il est donc d’autant plus inquiétant que de plus en plus d’études font apparaître en particulier pour les États-Unis des preuves d’une capacité accrue des entreprises à imposer leur prix et conjuguent celle-ci à différentes tendances macroéconomiques.

Premièrement, les entreprises américaines ont pu considérablement augmenter leurs majorations sur leurs coûts marginaux : selon une étude largement discutée, en moyenne de 21 % en 1980 à 61 % en 2016.[4] Il s’est révélé que l’accroissement de la concentration du marché était un facteur important pour cette augmentation des marges. L’OCDE estime qu’une hausse de la part de marché des plus grandes entreprises de 1 point de pourcentage entraîne une hausse des prix de 1,1 % à 1,7 %.[5]

Deuxièmement, la quote-part des salaires a reculé aux États-Unis, ce qui signifie que la part des salariés au revenu national a diminué. Environ un tiers du recul dans le secteur des services s’explique par l’accroissement de la concentration du marché.[6]

Troisièmement, il convient de noter que le progrès de productivité a souffert : si on éliminait les hausses de prix imputables à un pouvoir de marché, la productivité totale des facteurs aux États-Unis pourrait être augmentée, selon des calculs, de jusqu’à 20 %.[7]

De tels résultats d’études doivent certes être considérés avec prudence. Estimer les marges de bénéfices est toujours lié à une certaine incertitude. Et la concentration du marché observée ne permet pas toujours de tirer des conclusions sur l’intensité réelle de la concurrence sur le marché. Par ailleurs, d’autres facteurs pourraient également avoir contribué à des hausses de prix plus importantes, comme la mondialisation par le truchement de l’externalisation d’activités.[8]

Les résultats fournissent néanmoins une indication sur les effets que peuvent avoir une baisse de l’intensité de la concurrence et une hausse du pouvoir de détermination des prix. Nous devrions garder cela à l’esprit, même si les conclusions ne peuvent pas être reportées telles quelles sur l’Europe.

Il y a quelque temps déjà, la Bundesbank a examiné l’évolution des marges des entreprises dans différents pays européens (dont l’Allemagne, la France et l’Italie). L’étude n’a pas trouvé d’indications sur une extension à long terme des majorations de prix,[9]

ce qui devrait être dû entre autres au processus d’intégration européen. En effet, le marché intérieur commun a eu pour conséquence une intensification de la concurrence. À cela se sont ajoutés les règles communautaires en matière de concurrence et leur stricte application. Tout cela a porté ses fruits : aujourd’hui, les marchés européens semblent souvent être moins concentrés qu’aux États-Unis.[10]

Malgré ces succès, certains considèrent le contrôle des concentrations exercé par la Commission européenne comme étant trop strict et proposent par exemple un droit de veto de la politique contre des interdictions d’opérations de concentration. Les chiffres ne font en tout cas pas apparaître une sévérité exagérée. Au cours des dix dernières années, environ 3 000 fusions d’entreprises ont été autorisées et seulement neuf interdites.[11]

De mon point de vue, la surveillance européenne de la concurrence constitue un acquis qui ne devrait pas être remis en question de manière précipitée. Elle est d’un intérêt particulier pour les consommateurs en Europe et contribue ainsi à ce que tous profitent du marché intérieur

3. La digitalisation en tant que défi pour ...

3.1... la politique de concurrence

Mais il est aussi évident qu’une réglementation performante en matière de concurrence ne peut pas être gravée dans le marbre, mais doit être adaptée à de nouvelles conditions-cadres. Il convient donc de développer le droit de la concurrence de manière à ce qu’il puisse agir également à l’ère de la digitalisation.

Les plateformes constituent par exemple un modèle commercial essentiel de l’économie digitale. Presque tous les grands groupes Internet ont évolué vers des fournisseurs de plateformes, qu’il s’agisse de Google, de Facebook, d’Amazon ou d’Alibaba. Or, les marchés de l’économie de plateformes tendent vers la concentration, ce pour deux raisons :

d’une part interviennent des économies d’échelle, étant donné que dans la plupart des cas sont proposés des biens basés sur l’information qui sont distribués au moyen d’Internet à travers le monde. Cela occasionne d’importants frais fixes, mais peu de frais variables. Prenez l’exemple d’un moteur de recherche. Une fois installé, il peut être exploité à des frais très réduits par des milliers d’utilisateurs. Chaque recherche génère bien entendu certains frais, mais le coût total augmente relativement lentement par rapport au nombre d’utilisateurs.

D’autre part, des effets de réseau jouent également un rôle. Plus le nombre d’utilisateurs et la quantité de données sont importants, plus une plateforme est attrayante. Ces deux éléments renforcent le leader du marché et les nouveaux fournisseurs ont d’autant plus de difficultés à s’établir sur le marché.

De tels effets de réseau apparaissent même lorsqu’aucun lien direct n’existe entre les utilisateurs de la plateforme. Ainsi, les consommateurs sont attirés par les plateformes disposant de nombreuses offres intéressantes. Et les fournisseurs sont nombreux là où leurs produits rencontrent un large public. Pour cette raison, l’économiste Jean Tirole a comparé les plateformes digitales à des métropoles : bien que la plupart des habitants ne se connaissent pas, tout le monde profite du fait que de nombreuses entreprises se sont établies en ville et que l’offre culturelle y est abondante.[12]

Avec le temps, les effets de réseau et d’échelle dans l’espace digital ont pour conséquence que certaines entreprises s’imposent. Dans ce contexte, il est souvent question de l’ascension des entreprises « superstars ». Avec leur pouvoir de marché, elles peuvent réaliser des marges bénéficiaires accrues et entraver l’accès au marché.

La politique et les autorités chargées de la surveillance des cartels devraient à l’avenir accorder une attention particulière à cette problématique de la digitalisation, afin que les mouvements du marché ne deviennent pas une partie de Monopoly où qu’un seul gagne et tous les autres perdent. Actuellement, des mesures visant à une modernisation sont considérées. Ainsi, la Commission européenne vient de demander un rapport d’experts et le gouvernement fédéral a créé la commission «Droit de la concurrence 4.0 ».

Inversement, la digitalisation revêt également des chances pour stimuler la concurrence : sur les marchés en ligne sont établis des fournisseurs du monde entier et font ainsi concurrence aux commerçants sédentaires. Les portails de comparaison permettent aux consommateurs d’obtenir en peu de clics un aperçu de l’ensemble du marché et augmentent donc la transparence. Certes, uniquement environ 10 % du volume de transactions du commerce de détail en Allemagne sont générés en ligne. Mais 86 % des consommateurs ont recours à Internet pour s’informer sur l’offre de marchandises et de services. Somme toute, cela renforce la concurrence et réduit potentiellement les marges des fournisseurs en ligne et hors ligne ainsi que les prix à la consommation. Ainsi, une étude de la BCE parvient à la conclusion que l’utilisation accrue du commerce en ligne au sein de l’UE a réduit le taux d’augmentation des prix pour les biens industriels (hors énergie) depuis 2003 de 0,1 point de pourcentage par an.[13]

Il n’est pas encore possible de définir avec certitude l’impact net des effets contraires de la transformation digitale sur le taux d'inflation. Les résultats des recherches disponibles font apparaître un effet modérateur, mais plutôt faible.[14]

3.2 ​... la politique économique

La transformation digitale ne s’est pas non plus traduite jusqu’à présent par une accélération sensible des progrès de productivité. Pour cette raison, certains parlent d’un paradoxe. Dans les milieux scientifiques, les optimistes et les pessimistes se disputent encore au sujet de la question de savoir si les nouvelles technologies ont simplement besoin de davantage de temps pour déployer leur plein effet ou si leur potentiel de croissance est inférieur par rapport aux vagues d’innovations antérieures.

Mais il est clair que la digitalisation va de pair avec de profondes mutations structurelles qui comprennent à la fois des risques et des chances. Pour saisir ces opportunités en Allemagne, la politique doit prendre aujourd’hui les décisions opportunes.

Ainsi par exemple, de nombreuses technologies digitales nécessitent un accès Internet haut débit. Dans ce domaine, l’Allemagne est à la traîne d’autres pays industrialisés. En particulier, l’extension du réseau de fibre optique n’avance que lentement. Ainsi, à la mi-2018, la proportion de raccordements en fibres optiques par rapport à l’ensemble des accès haut débit était de presque 80 % en Corée, d’un peu plus de 50 % en Espagne, mais de tout juste 2,5 % en Allemagne, soit plus de 20 points de pourcentage de moins que la moyenne des pays de l’OCDE. Il est donc grand temps que l’Allemagne développe avec conséquence son infrastructure digitale.

Dans d’autres domaines, le pays est également mal placé en comparaison internationale. Ainsi, les obstacles bureaucratiques sont relativement élevés en matière de création d’entreprises. En ce qui concerne ce point, l’Allemagne se situe dans le récent Doing Business Report de la Banque mondiale au 114rang, soit derrière le Mali, les Bahamas et le Népal. Dans notre pays, neuf étapes procédurales doivent être franchies pour créer une entreprise. En Nouvelle-Zélande, qui figure en tête du classement, il suffit d’un seul acte administratif.

Des réformes facilitant l’entrée de nouvelles entreprises sur le marché promouvraient également la concurrence et renforceraient l’innovation. Des obstacles moins élevés à la sortie du marché ont un effet similaire. Ces deux éléments de réformes sont essentiels pour le processus de changement économique, donc ce que Joseph Schumpeter nomma jadis le processus de la destruction créative.

Supprimer les distorsions de concurrence et remédier aux défaillances du marché fait certainement partie des principales tâches de l’État. De plus, la politique économique devrait créer un environnement favorable à la croissance.

La recherche constitue un tel domaine dans lequel l’État peut donner des impulsions positives au moyen d’une promotion ciblée. Souvent la chaîne d’innovation prend ses racines dans la recherche fondamentale. C’est là que naît la nouvelle connaissance sur laquelle les entreprises peuvent bâtir par la suite. Ce domaine de la recherche est non seulement cher, mais aussi lié à une importante incertitude. Au début, il est souvent difficile de prévoir si on parviendra à la fin à des résultats qui pourront un jour ou l’autre être exploités commercialement. Mais cette nouvelle connaissance une fois au monde, d’autres pourraient également en profiter sans devoir supporter les coûts et les risques des travaux de recherche. Dans ces conditions, le secteur privé mène moins de recherches que cela serait opportun d’un point de vue macroéconomique. C’est pourquoi l’État doit intervenir.

L’État peut bien sûr lui-même investir dans la recherche fondamentale, par exemple par le biais de ses universités. Mais pour que les enseignements scientifiques se transforment en des innovations commercialisables, les entreprises doivent elles aussi être actives. L’État peut fixer les conditions-cadres adéquates et notamment protéger de manière efficace la propriété intellectuelle.

Une promotion fiscale de la recherche peut également contribuer à un environnement propice à l’innovation. Le gouvernement fédéral aborde ce thème maintenant de manière concrète sous forme d’un projet de loi. Dans la suite de la procédure législative, il sera certainement important, d’une part, de ne pas prévoir une réglementation trop détaillée, également pour limiter la charge des entreprises et des administrations fiscales. D’autre part, il faudrait éviter de créer surtout des effets d’aubaine.

De toute manière, il convient de tenir compte de l’imposition des entreprises. La réforme fiscale aux États-Unis a renforcé la concurrence fiscale internationale. D’autres pays, par exemple la France et la Belgique, ont depuis également décidé des réductions d'impôts.

En ce qui concerne la charge fiscale des sociétés de capitaux, l’Allemagne s’approche de plus en plus de la tête du classement international. En 2018, le taux de prélèvement effectif s’élevait en moyenne à 29 %. À titre de comparaison : la France se situera, selon les prévisions, à environ 25 %, et les États-Unis, en raison d’amortissements immédiats pour les investissements, encore légèrement en dessous.

Des taux de prélèvement légèrement supérieurs à la moyenne peuvent être justifiés en Allemagne. L’Allemagne offre aussi des conditions-cadres particulièrement favorables, par exemple en ce qui concerne l’infrastructure ou la qualification de sa main-d'œuvre. Mais lorsque la différence devient trop grande par rapport à des économies tout aussi performantes, l’attractivité du pays souffre.

Le Conseil consultatif scientifique auprès du ministère fédéral des Finances recommande par conséquent d’améliorer les conditions d’investissement en Allemagne.[15] À cette fin, outre la promotion de la recherche, un retour à un amortissement dégressif pourrait être envisagé, ce dont profiteraient toutes les entreprises investissant en Allemagne.

Par ailleurs, les entreprises sont mises à contribution par le prélèvement fiscal de solidarité. Les transferts en faveur des Länder est-allemands prendront fin cette année et il est dès lors facilement concevable d’abolir complètement ce prélèvement.[16] Cela entraînera certes des pertes fiscales, ce qui doit comme toujours être évalué à la lumière des autres objectifs de politique financière. Mais un système fiscal compétitif, propice à la croissance et à l’emploi, constitue justement un objectif important.

Dans la mesure où il existe une volonté de réformer plus profondément la fiscalité des entreprises, une approche européenne pourrait, à mon avis, être envisagée : des règles communautaires concernant la base d’imposition ont le potentiel de rendre la fiscalité dans le marché intérieur plus transparente et plus efficace. La Commission européenne a déjà soumis des propositions en ce sens, et l’Allemagne et la France soutiennent expressément cette initiative.

4. Politique monétaire

Mesdames, Messieurs,

comme vous le voyez, il existe différents leviers pour améliorer les perspectives de croissance à long terme. Mais ils ont tous une chose en commun : ils sont entre les mains de la politique et hors de la portée des banques centrales. Il appartient à la politique économique de renforcer le potentiel de croissance.

Cela soulagerait aussi la politique monétaire. En effet, un potentiel de croissance plus robuste va de pair avec un niveau plus élevé du taux d'intérêt réel et –pour des anticipations d'inflation données – un niveau plus élevé du taux d’intérêt nominal. Un écart plus important entre le taux nominal et son seuil élargit la marge de manœuvre de la politique de taux d’intérêt classique. Par la suite, il devient moins probable que la politique monétaire doive recourir à des mesures non conventionnelles pour préserver sa capacité d’agir.

Le thème de la capacité d’action de la politique monétaire a gagné en importance dans la zone euro au cours des dernières années, car en tant que conséquence tardive de la crise, l’inflation était faible. Afin de garantir que l’inflation correspond à moyen terme à l’objectif d'inflation, la politique monétaire a pris un cours particulièrement extensif –entre autres par des mesures non conventionnelles telles que les programmes d’achats de titres.

Pour moi, il est clair qu’à terme, la politique monétaire a de nouveau besoin de davantage d’eau sous la quille.

En décembre dernier, le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de mettre fin aux achats nets de titres. Ce premier pas vers une normalisation de la politique monétaire était logique, puisque les prévisions concernant l’évolution des prix étaient à l’époque plus ou moins en accord avec notre définition à moyen terme de la stabilité des prix.

Depuis, les prévisions conjoncturelles à court terme dans la zone euro se sont sensiblement assombries. Les services de la BCE ont tablé début mars sur une croissance économique de 1,1 % cette année. Pour les deux prochaines années, les experts prévoient toutefois un rythme plus soutenu de respectivement environ 1,5 %.

Le faible développement économique en Allemagne a considérablement contribué au fléchissement économique au cours de cette année. Ceci n’est pas uniquement imputable aux problèmes souvent mentionnés de l’industrie automobile. En raison de la dynamique atténuée de la demande étrangère, aucune impulsion notable n’est parvenue des exportations depuis début 2018. Par ailleurs, la consommation des ménages n’a par la suite enregistré qu’une lente progression.

Compte tenu de l’excellente situation sur le marché du travail et de la hausse des revenus, je m’attends toutefois à ce que la consommation des ménages surmonte sa faiblesse. Des premiers indices existent déjà : ainsi, le commerce de détail a enregistré au premier trimestre une forte augmentation des ventes. Du point de vue actuel, il y a de bonnes raisons de penser que l’économie ne traverse qu’une phase de faiblesse passagère et qu’elle reprendra par la suite.

Dans le passé, il y a toujours eu de telles phases de fléchissement, sans que celles-ci n’aboutissent en une récession. La BCE a compté pour la zone euro depuis 1970 au total 50 phases de fléchissement, mais uniquement quatre récessions.[17] Une étude antérieure de la Réserve fédérale a enregistré pour les États-Unis dans la période de 1950 à 2011 69 phases de fléchissement et dix récessions.[18]

Surtout en raison du fléchissement de la croissance à court terme, les services de la BCE ont considéré dans leurs dernières projections que le taux d'inflation dans la zone euro augmentera jusqu’en 2021 un peu plus lentement que prévu auparavant. Ces prévisions expliquent l’approche plutôt prudente de la politique monétaire actuelle. Le Conseil des gouverneurs de la BCE a par conséquent annoncé dès mars de nouvelles mesures et a réaffirmé cette attitude prudente en avril.

La tâche de la politique monétaire est d’assurer la stabilité des prix dans la zone euro. Cela signifie qu’il s’agit de réagir face à la faible pression intérieure sur les prix et de poursuivre la voie de la normalisation et de ne pas la repousser inutilement dans la mesure où les perspectives d’inflation le permettent.

Une orientation extraordinairement expansive de la politique monétaire ne peut pas être un état permanent, notamment en raison du fait qu’elle comporte des risques et des effets secondaires. Ainsi, certains acteurs sur les marchés financiers ont tendance dans un environnement de taux bas à prendre davantage de risques en quête de rendement. S’il en résulte des surévaluations sur les marchés des actifs, cela pourrait finalement aboutir en des corrections brutales des prix.

Dans l’économie réelle, les taux d’intérêt bas n’ont pas non plus à long terme que des effets positifs. Jusqu’à présent des études ont par exemple attiré l’attention sur le fait que les conditions de financement très favorables pourraient maintenir à flot des entreprises inefficaces qui seraient éliminées du marché en cas de hausse des taux d’intérêt.[19] Par conséquent, de précieuses ressources seraient bloquées dans des utilisations improductives.

Des études actuelles mettent toutefois en garde que les taux bas pourraient contribuer à une plus forte concentration du marché. Une raison pourrait être par exemple un ratio d’endettement plus élevé des grandes entreprises.[20] Celles-ci profiteraient donc particulièrement du faible niveau des taux et seraient en mesure d’étendre leur position sur le marché et rendre plus difficile l’accès au marché de jeunes entreprises.

5. Conclusion

Les jeux de plateau et les discours ont une chose en commun : au début, personne ne sait exactement combien de temps ils dureront : la plus longue partie de Monopoly aurait duré plus de 1 680 heures, soit 70 jours. Ne vous inquiétez pas, mon discours ne sera pas aussi long, puisque j’en viens à ma conclusion.

Jouer au Monopoly peut certes être amusant, mais à la fin il n’y a qu’un seul gagnant et ne nombreux perdants. Heureusement notre économie sociale de marché ne fonctionne pas ainsi. Mais pour cela, il faut des règles claires et un arbitre équitable. C’est cette fonction qui incombe à l’État. Il n’a pas seulement un rôle important à assumer dans la politique de concurrence, mais aussi dans les domaines de l’infrastructure, de la formation et de la protection sociale.

En même temps, la concurrence est – pour citer Hayek – un processus de découverte, dont « les résultats ne sont pas prévisibles et (...) différents de ceux que quelqu’un aurait pu sciemment rechercher ».[21] En d’autres termes : l’État ne devrait pas tenter d’anticiper le résultat de ce voyage de découverte. Il devrait plutôt donner à des personnes comme Elizabeth Magie les possibilités de créer toujours du nouveau avec leur créativité, de couronner leur engagement de succès et de participer à la prospérité de la société.

Je vous remercie de votre attention et me réjouis de vos questions.


 Notes de bas de page

  1. M. Pilon, The Monopolists – Obsession, Fury, and the Scandal Behind the World’s Favorite Board Game, 2015
  2. L. Erhard (1957), Wohlstand für alle, 8e édition de 1964, Fondation Ludwig Erhard, Bonn, p. 9
  3. A. Mundt, Mehr Wettbewerb wagen, ifo Schnelldienst, 20/2017, 26 octobre 2017
  4. J. De Loecker et J. Eeckhout, The Rise of Market Power and the Macroeconomic Implications, NBER Working Paper 23687, novembre 2018
  5. OCDE, OECD Economic Surveys: United States 2016, juin 2016
  6. D. Autor, D. Dorn, L. F. Katz, C. Patterson und J. Van Reenen, The Fall of the Labor Share and the Rise of Superstar Firms, NBER Working Paper 23396, mai 2017
  7. D. R. Baqaee et E. Farhi, Productivity and Misallocation in General Equilibrium, NBER Working Paper 24007, décembre 2018
  8. J. Van Reenen, Increasing Differences between Firms: Market Power and the Macroeconomy, CEPR Discussion Paper  n° 1576, septembre 2018
  9. Deutsche Bundesbank, Unternehmensmargen in ausgewählten europäischen Ländern, Rapport mensuel 2017, p. 53-68
  10. G. Gutiérrez et T. Philippon, How EU Markets Became More Competitive Than US Markets: A Study of Institutional Drift, NBER Working Paper 24700, juin 2018
  11. http://ec.europa.eu/competition/mergers/statistics.pdf (état au 31 mars 2019)
  12. J. Tirole, Regulating the Disrupters, https://www.project-syndicate.org/onpoint/regulating-the-disrupters-by-jean-tirole-2019-01?barrier=accesspaylog, 9 janvier 2019
  13. Banque centrale européenne (2017), Low inflation in the Euro Area: Causes and Consequences, ECB Occasional Paper n° 181, Box 3.
  14. Bank of Canada, Digitalization and Inflation: A Review of the Literature, Staff Analytical Note, 2017-20.
  15. Wissenschaftlicher Beirat beim Bundesministerium der Finanzen, US-Steuerreform 2018 - Steuerpolitische Folgerungen für Deutschland, Stellungnahme 01/2019
  16. Prise de position de la Bundesbank concernant le prélèvement fiscal de solidarité, dans : Deutsche Bundesbank, Öffentliche Finanzen, Rapport mensuel, novembre 2018, p. 62.
  17. M. Draghi, Monetary policy in the euro area, discours du 27 mars 2019
  18. R. G. Anderson et Y. Liu, On the road to recovery, soft patches turn up often, The Regional Economist, Federal Reserve Bank of St. Louis, janvier 2012
  19. R. Banerjee et B. Hoffmann, The rise of zombie firms: causes and consequences, BIS Quarterly Review, septembre 2018, p. 67-77.
  20. S. Chatterjee et B. Eyigungor, The Firm Size and Leverage Relationship and Its Implications for Entry and Concentration in a Low Interest Rate World, Federal Reserve Bank of Philadelphia, Working Paper 19-18, mars 2019
  21. F.A. von Hayek, Der Wettbewerb als Entdeckungsverfahren, 1968