Faire le lien entre les cultures – 8 années à la Bundesbank

Mesdames, Messieurs,

Comme le temps a passé. C’était à la mi-avril 2010, j’avais 8 ans de moins et nettement moins de cheveux blancs, j‘étais en short.

Je passais de courtes vacances à Majorque lorsque le secrétariat du président de la Bundesbank, Axel Weber, m’appela au téléphone pour me demander d’aller chercher quelque chose de personnel au Consulat d’Allemagne à Palma. J’ai bien sûr répondu à cette demande – toutefois peu préparé, comme il s’est avéré par la suite. Et c’est ainsi que j’ai pris possession de ma lettre de nomination comme Membre du directoire de la Bundesbank sous le drapeau allemand, en short et polo ….

Cela s’est passé ainsi, au printemps 2010. Comme vous le savez : Form follows function – la forme suit la fonction. Alors j’ai changé mon short contre un costume et une cravate et j’ai pris le chemin de la Bundesbank, empli d’une joyeuse attente.

Formé au métier de banquier – c’est étonnant, mais j’en suis reconnaissant, tous les présidents en fonction de toutes les banques dans lesquelles j’ai travaillé, sont présents ici, à savoir Christian Sewing pour la Deutsche Bank, Dorothee Blessing pour JP Morgan, Martin Reitz pour Rothschild et Armin von Falkenhayn pour Bank of America – donc banquier de formation, je m’imaginais qu’une banque centrale serait un peu comme une banque commerciale. Je m’apprêtais à avoir une surprise. Et comme il s’est révélé, une vraie bonne surprise.

Il y a une chose que j’ai apprise au cours des 8 dernières années, c’est que les banques centrales sont différentes des banques commerciales, et cela est à prendre au sens positif. C’est la mission que les banques centrales suivent, qui est un engagement à servir le bien commun. Ce que j’ai très vite remarqué, il y a 8 ans, c’est combien les banquiers de la Bundesbank se laissent guider par la cause. « Ne pas chercher à être quelque chose, mais vouloir arriver à quelque chose » est le mot d’ordre ici, c’est ce qui fait que je me suis senti à l’aise dès le début.

Cela s’applique aussi à la tradition des sciences économiques allemandes qui, cela est bien connu, sont orientées vers la stabilité et fondées sur des règles. Pendant toute la période passée à la Bundesbank, cette tradition m’a suivi de très près. Économiste issu de l’école classique, je suis aussi adepte de l’économie de marché, dans la ligne de la stabilité et sceptique quant à l’influence de l’État. Honnêtement, où aurais-je pu trouver un meilleur point de chute qu’à la Bundesbank ?

D’une manière générale, j’ai eu la possibilité ici, sans renier mes convictions réglementaires, de me consacrer à mes tâches et de mettre de nouveaux sujets à l’ordre du jour – parmi lesquels certains qui n’étaient pas les moins contestés. En tant que superviseur des établissements bancaires – Felix Hufeld le sait aussi – faire plaisir à tout le monde ne peut être le critère de jugement. J’ajouterai à ce propos une citation de Franz-Josef Strauss « Everbody’s darling, everybody’s Depp » [le chouchou de tout le monde, l’idiot de service].  Ce qui pour moi a toujours compté, c’est de maintenir ma position, de défendre des contenus bien définis, de rester ouvert à la discussion et de positionner la Bundesbank « de manière à anticiper la courbe ».

C’est dans la nature des choses que je me sois considéré, pendant mon mandat, comme l’ambassadeur de la Bundesbank. Ce n’était pas seulement ma manière de concevoir ma fonction, mais il me tenait aussi à cœur de renforcer le prestige de la Bundesbank – dans le monde des banques, sur les marchés, auprès d’autres institutions allemandes et internationales, dans le domaine de la politique financière, de la formation économique – non seulement en Allemagne, mais à l’échelle mondiale.  

De ce fait, j’ai passé, ces dernières années, beaucoup de temps en avion, énormément de temps – mon épouse sait de quoi je parle. Représentant le président de la Bundesbank pour les réunions du G20, les présidences se sont tenues en Corée, en France, au Mexique, en Australie et en Turquie pendant que j’étais en fonction; pour les réunions du G7, c’était au Canada, en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Mon rôle en tant que représentant de la Bundesbank au FMI m’a amené régulièrement à Washington, mais également aux réunions extérieures du FMI à Tokyo et Lima. À ces déplacements s’ajoutaient les voyages à Bâle à la BRI, à l’OCDE à Paris, à Bruxelles au Parlement européen et à la Commission etc.

J’avoue : le développement de notre réseau de représentants de la Bundesbank me tenait à cœur, je suis heureux que nous ayons pu stabiliser ce réseau pendant j’étais en poste et que nous l’ayons agrandi de deux sites – Istanbul et Pretoria. Maintenant nous sommes représentés partout où nous souhaitions être représentés.

Vous avez certainement deviné : ce qui comptait pour moi, c’était l’implication internationale. Je me souviens de mon premier sommet financier franco-allemand en 2010 où j’ai dû remplacer le président de la Bundesbank Axel Weber. Du côté français, le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, s‘était fait représenter par son sous-gouverneur, mon collègue et ami Jean-Pierre Landau. Christine Lagarde, à l‘époque encore Ministre française des Finances, nous a regardés, puis s’est tournée vers le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, et lui a dit : « Eh bien, Wolfgang, si le nom de famille du représentant de la banque centrale allemande est Dombret et celui de la banque centrale française Landau, il n’y a plus vraiment de raison à cette rencontre franco-allemande... »

Représenter la Bundesbank vis-à-vis de l’extérieur n’est qu’un aspect. En tant que cadre supérieur, j’avais la prétention de former quelque peu notre institution de l’intérieur. En fin de compte, ici aussi on peut dire : l‘institution forme son directoire, et aujourd’hui c’est avec fierté que je dis : je suis banquier à la Bundesbank.

Parallèlement je me réjouis d’avoir réalisé certaines choses à l’intérieur de la Banque. Dans ce cadre, je n’ai jamais considéré la Bundesbank comme une tour d’ivoire dans le désert de Ginnheim. Parmi mes vraies préoccupations, il y avait la communication avec le marché, les banques que j’ai sollicitée et encouragée. Autre aspect important pour moi, la perméabilité des mondes – celui de la banque centrale et de la politique, celui de la surveillance bancaire et des banques – en maintenant toute la distance qui s’impose.

Mondes parallèles – ou chambres d’écho, pour employer le jargon de notre temps – ne servent à personne. C’est ainsi que j’ai toujours œuvré dans le sens d‘une relation constructive et ouverte entre les banquiers centraux et les banquiers. Je crois qu’au cours de ces dernières huit années j’ai réussi à ce qu’un rapprochement s’opère entre banques et autorités de surveillance – pas dans le sens de clique ou copinage, mais dans le sens d’une plus grande compréhension mutuelle.

Dans le même esprit, je désapprouve la critique sans appel faite à ceux qui « ont changé de camp » comme Mario Draghi ou Jörg Kukies, exemple actuel – en fin de compte, moi aussi j’en fais partie. Je trouve que nous avons besoin de plus d’échange et de dialogue – surtout à une époque comme celle que nous traversons où les thèmes deviennent de plus en plus complexes. Revêtir une fonction pour la res publica constitue toujours un engagement, et je souhaiterais que beaucoup plus de banquiers soient disposés à assumer une fonction publique. Croyez-moi : l’expérience de s’engager dans une fonction publique pour le bien commun est nettement plus gratifiante que de servir des intérêts particuliers. Qui le saurait mieux que moi qui ai vécu dans ces deux mondes ?

Sur le fond, beaucoup de choses se sont entassées sur mon bureau au cours de ces 8 dernières années. Le mandat de Carl-Ludwig Thiele et le mien ont vu de profondes transformations. Elles ont commencé dès le premier week-end en fonction, lorsqu’à Bâle, il a fallu mettre en place le premier programme pour la Grèce sous haute pression politique et temporelle. Pendant la première semaine à la Bundesbank, Carl-Ludwig Thiele et moi, nous avions deux réunions quotidiennes de la cellule de crise financière. Je dois dire que ce fut, en mai 2010, un début d’une intensité bien particulière.

Depuis beaucoup de choses ont changé. La phase de taux bas impose de nouveaux défis pour l’activité des banques et des banques centrales. La surveillance des établissements importants est devenue européenne. La transformation structurelle de l’activité bancaire se décline en trois volets, taux bas, digitalisation et réformes réglementaires, et nous devons tous apprendre à vivre avec elle – établissements de crédit, banques centrales, autorités de surveillance, sans oublier les consommateurs et les clients des banques. Je ne pense pas exagérer en parlant des plus importants défis depuis des décennies. Le regard tourné vers l’avenir, j’ose affirmer que les risques géopolitiques peuvent prendre plus d’importance que les risques économiques. J’espère ne pas avoir raison.

Les temps ont changé, les thèmes aussi. Quels sont les titres que je mettrais aujourd’hui à mon bilan à la Bundesbank ? Ce sont des questions telles que l’union des marchés des capitaux pour laquelle je me suis engagé tôt et contre la résistance de certains. Ou bien la rentabilité du secteur du crédit, le Brexit sous toutes ses facettes et enfin l’arrivée de nouveaux acteurs tels que les fintechs. Je terminerai avec Bâle III qui a constitué un défi très particulier pour moi – là je me suis battu en première ligne pendant plusieurs années pour la stabilité de l’activité bancaire – et croyez-moi – le regard toujours rivé sur les intérêts allemands. J’espère que les réformes pour les établissements moins importants seront mises en place proportionnellement. Je me suis battu pour cette cause dès le début et nous sommes sur une bonne voie, à mon avis. Mais il faut aussi inscrire à mon bilan après 8 ans, la négociation et la prolongation des accords bilatéraux du FMI, le yen, le dollar australien et le renminbi qui ont rejoint le club des monnaies de réserve, le développement de notre système de contrôle des risques et la mise en place dans la statistique de la Bundesbank d’un « domaine des micro-données ». Et si sur notre site, l’une ou l’autre sculpture vous plaît ou vous déplaît, il y de grandes chances pour que ce soit moi qui en porte la responsabilité.

Enfin il m’a paru important d’attirer l’attention sur les risques climatiques dans les bilans de banques, en tant que conséquence directe de la transformation climatique, et de mettre en garde contre ces changements. C‘est la raison pour laquelle nous avons placé notre Symposium annuel de surveillance bancaire sous le thème du changement climatique et d’une activité bancaire durable – avec succès de l’avis de la grande majorité des participants.

Bien sûr, à la fin de ces 8 années, il reste des positions non couvertes. J’aurais aimé mettre en place en Allemagne une „aire de jeux réglementaire“ pour encourager le secteur des fintechs et en savoir davantage sur ce sujet – cette idée n’a pas fait l’unanimité en Allemagne. J’aurais également voulu apporter une plus grande contribution à l’harmonisation des normes comptables, malheureusement IFRS et US-GAAP sont aujourd’hui plus loin l’un de l’autre qu’en 2010. En troisième lieu, la question du traitement réglementaire de titres d’emprunt d’États m’a inquiété – je regrette beaucoup que sur ce point un accord international soit remis à un futur assez lointain. Mais il n’est pas question d’abandonner.

En dernier lieu, les risques de la Bundesbank se sont accrus de manière drastique, ce qui s’explique d’une part par les programmes d’achat de titres et d’autre part par des risques accrus de taux d’intérêt. Cela devient manifeste si l’on considère le chiffre des provisions pour risques de la Bundesbank d’un montant de 14,5 milliards d’euros que nous avons dû constituer depuis que je suis responsable du contrôle interne des risques de la Bundesbank. Si l’on m’avait dit, lorsque j’ai pris mes fonctions, que le bilan de la Bundesbank que j’ai signé tout de même huit fois, , a plus que triplé et est constitué maintenant pour environ moitié de créances sur Target 2 et que nos produits d’intérêts résultent pour plus de 40 pour cent d’intérêts négatifs, je n’aurais jamais pu imaginer cela, même avec la meilleure volonté du monde. Prolonger les programmes d’achat à l’infini n’est certainement pas une solution à tous les problèmes. Plus ils durent, plus cher il faudra les payer.

J’aimerais que mon successeur, à qui je souhaite beaucoup de succès, quand il quittera la banque, puisse sur ces points donner d’autres résultats.

Mesdames, Messieurs, tout cela est le passé – je suis arrivé au terme de mon passage à la Bundesbank, je suis définitivement au bout de mon mandat. Aujourd’hui me voilà ici en costume, mais aussi pensif et un peu sentimental.

Le temps passe, aussi pour les petites choses. Et comme mon temps de parole est pratiquement écoulé, il ne me reste plus qu’à tous vous remercier. Je souhaite tout d’abord remercier personnellement Monsieur Axel Weber et vous, cher Monsieur Weidmann. Cela a été un honneur pour moi de travailler avec deux présidents aussi exceptionnels. Cher Monsieur Weidmann, j’ai fait votre connaissance il y a environ 10 ans et j’ai eu l’occasion de vous observer de près ces 7 dernières années. J’aimerais que votre parcours dans le monde des banques centrales vous mène encore plus loin. Et je ne suis pas seul à formuler ce vœu.

Cher Carl-Ludwig Thiele, je te remercie de tout cœur pour la bonne coopération et pour ton amitié, avant de te céder la parole. Nous resterons très proches à l’avenir, tout le meilleur pour toi !

Je remercie particulièrement toutes et tous les collègues. J’ai beaucoup apprécié d’avoir le contact direct avec nombre d’entre vous. Tout comme la Bundesbank, le directoire ne doit lui non plus pas être une tour d’ivoire.  

J’ai réussi à faire mes adieux à beaucoup d’entre vous, malheureusement pas personnellement à toutes et tous, c’est pourquoi je le fais de cette manière. Aussi étranges et complexes qu’aient pu être mes questions, vous m’avez toujours donné une réponse fondée et réfléchie. C’est là une des grandes forces de la Bundesbank.

Je vous remercie pour tous vos bons et loyaux services. Beaucoup de collègues de la Bundesbank, mais aussi d’autres banques centrales, du Ministère des Finances et de l’Office fédéral allemand de surveillance du secteur financier (BaFin) ont croisé mon chemin ces 8 dernières années et j’ai beaucoup appris d’eux, j’ai réalisé nombre de choses avec eux, je leur dois beaucoup. Merci pour tout le soutien qui m’a été donné au sein de la Bundesbank, comme à l’extérieur.

Parmi tant d’autres, je voudrais remercier de tout cœur « mes » responsables des directions générales, Messieurs Bartholomae, Bischofberger, Fehr, Loeper, Reischle et Ziebarth, ainsi que Madame Sung. Oui, même Joachim Nagel fait partie de ce cercle – ne serait-ce que pour les six premiers mois de mon mandat …

Je remercie mon équipe, c’est-à-dire Madame Sattler, Madame Schultz, Madame Walker et Monsieur Bechmann, pour le soutien grandiose qu’ils m’ont apporté – sans eux j’aurais été perdu, j’ai toujours pu compter sur eux. Ma secrétaire, Madame Schultz, et mon chauffeur, Monsieur Bechmann, m’ont même supporté pendant toutes mes 8 années passées à la Bundesbank.

J’espère que depuis mercredi, ils se sont tous remis du choc qu’ils ont dû   avoir, ne voyant tout d’un coup plus les courriers électroniques qu’ils recevaient si souvent de ma part avec le lever du soleil et encore tard le soir.

Je voudrais encore citer quelques noms en dehors de la Bundesbank. Je remercie d’abord Augustin Carstens, en tant que représentant de la Banque des Règlements Internationaux, au nom de tous les banquiers centraux et représentants des gouvernements avec lesquels j’ai eu la chance de travailler et dont certains me font aujourd’hui l’honneur de leur présence. Je suis particulièrement touché de sa présence aujourd’hui.

Je nommerai ensuite Danièle Nouy et Sabine Lautenschläger, en tant que représentantes de la supervision bancaire européenne qui en est encore à ses débuts. Ce qui a été construit ces 4 dernières années est vraiment remarquable et je suis fier d’y avoir apporté ma petite contribution sous leur direction.

En troisième lieu, je remercie Thomas Steffen au nom de tous les collègues du Ministère des Finances et du BaFin pour une coopération étroite et emplie de confiance au cours de ces dernières années. Thomas, nous avons eu de fréquents échanges, nous étions d’accord sur de nombreux points, ce qui a été positif pour le travail en commun.

Merci beaucoup à Monsieur Trenkler et à la Kronberg Academy pour le magnifique accompagnement musical aujourd’hui.

Enfin, ces derniers remerciements vont à ma femme et ce ne sont pas les moindres, pour son soutien et sa compréhension quand j’étais une fois de plus en route et pas à la maison. Elle ne m’a pas permis d’en dire plus ici aujourd’hui.

J’ai toujours été fier d’avoir cette carte de visite de la Bundesbank, je n’aurais voulu être nulle part ailleurs ces dernières 8 années. Cette fierté vient de la grande crédibilité dont jouit toujours la Bundesbank – et ce de plein droit. Cette crédibilité est un capital en soi – un bien précieux pour l’Allemagne que l’on ne saura jamais suffisamment estimer. J’en ai connu l’immense bénéfice. Si je pouvais formuler un vœu, je souhaiterais que ce bien si précieux ne soit jamais remis en question par la politique.

Mesdames et Messieurs, je l’ai dit au début de mon discours : la Bundesbank n’est pas une banque commerciale – je l’ai appris entre-temps. La Bundesbank est la Bundesbank et restera toujours la Bundesbank. L’été dernier j’ai pris pour des raisons personnelles la décision de ne pas continuer sur un second mandat. Quelle que soit la prochaine étape de mon parcours professionnel, j’espère que ce sera là un peu comme à la Bundesbank.

Merci pour votre soutien et votre aimable attention.