L’Europe sur le chemin d’une nouvelle ère – Comment pouvons-nous saisir les opportunités ? Discours tenu à l’occasion du Congrès bancaire européen

1 Introduction

Mesdames, Messieurs,
La communication des banques centrales peut vraiment être une question délicate. C’est pourquoi le gouverneur de la banque centrale du Japon, Haruhiko Kuroda, a souligné il y a trois jours lors d’une conférence de la BCE tenue précisément sur ce sujet que le message devait être formulé de manière claire et simple. « Le mieux c’est qu’elle soit le plus direct possible », a-t-il déclaré au public.
L’animateur de la conférence, David Wessel, a attiré l’attention sur le fait qu’il pourrait y avoir, à l’avenir, une toute nouvelle possibilité de littéralement lire le message sur le visage du gouverneur Kuroda.
Des chercheurs dans le domaine de l’intelligence artificielle prétendent en effet avoir trouvé des indices dans l’expression du visage du gouverneur de la banque centrale du Japon. M. Kuroda aurait lors de conférences de presse en amont de changements de politique monétaire en 2016 montré « de vagues indices de colère et d’indignation ».
Cela nous confronte à quelques questions importantes. La politique monétaire peut-elle désormais être modifiée d’un simple clin d’œil ? Et aurons-nous à l’avenir tous besoin de Botox pour pouvoir maintenir la maxime selon laquelle une banque centrale ne s’engage jamais à l’avance ?
Mais plaisanterie mise à part : l’intelligence artificielle est certes un domaine fascinant avec de profondes implications également pour les secteurs économique et financier. Mais je voudrais aujourd’hui me limiter sur nos affaires courantes en tant que banquiers centraux – ce qui a bien entendu également de profondes implications pour notre union monétaire.
Pour que la « relance du projet Europe » – tel est le thème de la table ronde qui se tiendra ensuite – puisse réussir, les décideurs politiques doivent être à la hauteur de leurs responsabilités respectives. Qu’est-ce que cela signifie pour la politique monétaire, les gouvernements nationaux et les institutions européennes ? Au cours des prochaines 15 minutes, j’essayerai d’esquisser quelques réponses possibles.

2 Politique monétaire

Je voudrais commencer par un bref aperçu sur la politique monétaire de l’Eurosystème.
La politique monétaire expansive de l’Eurosystème a considérablement contribué à la reprise économique dans la zone euro. Pour la première fois depuis plus de quatre ans, les taux de croissance sont à nouveau positifs. Le taux de chômage a presque été ramené au niveau d’avant la crise. Et tous les indicateurs conjoncturels indiquent que la reprise se poursuivra.
En Allemagne, les derniers indicateurs font même apparaître une croissance encore plus forte que celle prévue dans nos prévisions du mois de juin. Au cours des quatre dernières années, l’utilisation des capacités a constamment augmenté. Et depuis 2016, l’économie allemande est même en surchauffe. La reprise économique actuelle impressionne par sa durée et son ampleur, notamment dans le contexte de la grande incertitude politique au niveau mondial.
L’inflation ne suit toutefois pas entièrement le rythme de la conjoncture. La pression sur les prix devrait rester plutôt modérée.
Plusieurs facteurs semblent y contribuer. La reprise économique dans la zone euro a clairement été favorisée par le fait que les pays les plus fortement touchés par la crise ont pu renforcer leur compétitivité et transformer leurs déficits en compte courant en excédents. Mais une amélioration de la compétitivité-prix par le biais d’une modération salariale freine bien sûr aussi la pression intérieure sur les prix.
Ce facteur est limité à la zone euro. Mais dans d’autres pays, la hausse des prix est également très faible malgré un taux de chômage très bas. Il semble que des facteurs globaux aient également une influence sur l’inflation. Ainsi, des analyses de la Banque des Règlements Internationaux montrent par exemple que la création de chaînes de valeur mondiales a augmenté la pression concurrentielle sur le marché du travail, ce qui freine les salaires et donc la hausse des prix. [1]
Compte tenu de la pression inflationniste actuellement plutôt modérée, une politique monétaire accommodante continue d’être appropriée dans la zone euro. Mais nous devons être conscients du fait que la reprise économique est déjà plus forte que ne l’indiquent les chiffres de l’inflation et que la pression intérieure sur les prix se renforcera progressivement en se dirigeant vers notre définition de la stabilité des prix.
Par conséquent, un assouplissement moins concret de la politique monétaire au cours de l’année prochaine ainsi que la fixation d’une date définitive pour la fin des achats nets d'actifs auraient, à mon avis, été justifiés – aussi parce que les risques et les effets secondaires augmenteront plus nous maintenons une orientation ultra-laxiste.
La politique monétaire demeurera très accommodante même après la fin des achats nets dans le cadre du programme d'achats d'actifs (APP).
En effet, l’effet général de l’APP ne dépend pas tant du montant des achats mensuels, mais plutôt du volume total des titres d’emprunt d’État détenus par l’Eurosystème dans ses bilans. Et étant donné que le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé de réinvestir les remboursements au titre du principal des titres arrivant à échéance, ces stocks demeureront très importants même après la fin des achats de nouveaux titres.
Le Conseil des gouverneurs de la BCE a en outre décidé de ne pas relever les taux d’intérêt bien au-delà de la fin des achats nets d'actifs.
En fixant une date définitive pour la fin des achats nets d’actifs, nous n’aurions pas actionné les freins en matière de politique monétaire, mais uniquement renoncé à continuer d’accélérer.
En tout cas, une chose est claire : Comme l’a expliqué Mario Draghi, il n’est pas possible de créer une croissance économique durable uniquement au moyen de la politique monétaire. [2] Cette tâche incombe aux gouvernements et aux parlements.

3 Défis économiques en Allemagne

Après la crise des dettes souveraines, des réformes qui ont permis une adaptation macroéconomique plus rapide ont certes été mises en œuvre dans de nombreux États membres. Certaines d’entre-elles ont amélioré le fonctionnement des marchés du travail. D’autres ont renforcé la concurrence et ainsi relancé l’innovation.
Mais d’autres mesures sont encore nécessaires, également en Allemagne. Peut-être que les défis auxquels l’Allemagne doit faire face semblent moins urgents que ceux d’autres États membres. Les conséquences du vieillissement de la population ne se manifestent pas d’une manière aussi abrupte que celles d’une crise des dettes souveraines, mais le défi n’en est pas moins réel. Sans intervention de la politique, le potentiel de croissance en Allemagne devrait tomber dans les dix prochaines années à moins de 1 pour cent en raison de la baisse de l’offre de main d’œuvre.
Il serait donc judicieux de modifier les règles qui ont une influence négative sur la participation au marché du travail. Afin d’accroître la participation notamment des femmes au marché du travail, les investissements dans la garde d’enfants doivent être poursuivis.
Mais le potentiel de croissance de l’Allemagne ne peut pas être augmenté uniquement par une minimisation des pertes sur le marché du travail. L’économie allemande doit aussi devenir plus productive.
Dans ce contexte, la digitalisation offre un potentiel de croissance encore inexploité. Des études montrent que la suppression de goulots d’étranglement dans les réseaux à haut débit peut stimuler la croissance économique parce qu’elle renforce la concurrence et promeut des produits et des processus innovants. [3]
Pour pleinement profiter du dividende digital, nous avons surtout besoin d’investir dans l’éducation et la formation. Cela augmenterait non seulement la productivité du travail, mais aussi la sécurité de l’emploi. Et cela serait, à mon avis, le remède le plus efficace contre le sentiment de nombreux citoyens pour qui la mondialisation et le progrès technologique – tous deux des piliers importants de notre prospérité économique – représentent une menace.
Même au sein de l’Union européenne, il n’existe d’ailleurs pas encore un marché commun pour les produits numériques, et l’achèvement du marché intérieur pour les services est encore à réaliser.

Renforcer la résilience de la zone euro

Si on s’attaque sans détour aux défis économiques, cela bénéficiera non seulement à la prospérité des citoyens, le taux d'intérêt réel d’équilibre augmentera également. L’écart avec le taux d’intérêt plancher s’élargira, ce qui facilitera considérablement le travail de la banque centrale.
L’accroissement du potentiel de croissance en Allemagne et dans les autres États membres peut certes contribuer au renforcement de la zone euro, mais il faudra faire davantage pour rendre notre union monétaire plus résiliente.
En ce qui concerne la résilience, il se pose la question du partage des risques. Comment peut-on amortir les chocs qui touchent en particulier certains États membres ?
Aux États-Unis et dans d’autres grands espaces monétaires, les chocs se propagent par le fait que les actionnaires des entreprises sont souvent établis dans différents États fédérés.
Par conséquent, les profits et les pertes des entreprises sont répartis sur l’ensemble de l’espace monétaire. Aux États-Unis, environ 40 pour cent d’un choc économique sont absorbés par le partage des pertes entre les différents États fédérés.
L’épargne et l’octroi de crédits pourraient être un autre canal pour le partage privé des risques dans l’économie. Lors des phases de récession, les entreprises et les ménages contractent des crédits dans différents États fédérés américains pour combler des pertes de revenus. Cette forme du partage des risques amortit aux États-Unis environ 25 pour cent d’un choc, une certaine partie étant prise en charge par le fonds de garantie des dépôts américain (Federal Deposit Insurance Corporation). En Europe, les conditions pour la mise en place d’un mécanisme européen de garantie des dépôts comparable ne sont toutefois pas encore données. Je reviendrai plus tard sur ce point.
En comparaison, le partage budgétaire des risques est plutôt modeste. Dans des États fédéraux comme les États-Unis ou le Canada, seuls 10 à 25 pour cent de tous les risques sont partagés par le biais d’une politique budgétaire commune. [5]
Beaucoup serait donc déjà atteint dans la zone euro si le financement transfrontalier des entreprises, notamment par des fonds propres, était renforcé.
Toute une série de mesures serait nécessaire pour faire tomber les frontières sur les marchés des capitaux européens. Une étape particulièrement importante serait par exemple l’harmonisation des droits d’insolvabilité nationaux. En effet, les investisseurs ont besoin partout en Europe des mêmes conditions de concurrence fiables. Cela encouragerait non seulement le partage privé des risques, mais aussi ferait en sorte que moins de capital soit versé dans des entreprises moins productives et davantage dans des entreprises plus productives, ce qui stimulerait à son tour le dynamisme économique, comme l’indiquent les dernières analyses menées par l’OCDE. [6]
D’une manière générale, l’évolution des marchés des fonds propres souffre également en Europe du traitement fiscal préférentiel des capitaux empruntés au détriment des fonds propres.
Il est en effet possible de déduire des impôts les charges d’intérêt, ce qui n’est pas le cas pour les coûts des fonds propres. La suppression de cette distorsion encouragerait les entreprises à davantage se financer par des fonds propres. Une telle mesure renforcerait le partage privé des risques et réduirait en même temps la propension à l’endettement.
Une autre possibilité du partage des risques en période de crise pourrait être que les entreprises et les ménages contractent des crédits au niveau international. Mais pendant la crise dans la zone euro, ce mécanisme n’a guère fonctionné. Pire : dans les pays en crise, les déposants ont perdu confiance en leur propre système bancaire et ont retiré leurs dépôts. De plus, les banques ne se faisaient plus confiance entre elles et ont fortement restreint l’octroi de crédits.
L’Union bancaire a été créée entre autres dans le but de surmonter la fragmentation des marchés financiers intervenue suite à la crise des dettes souveraines. Avec son mécanisme de surveillance unique et ses règles relatives à la participation des créanciers aux pertes en cas d’insolvabilité des banques, elle renforce la résilience du secteur bancaire. Le risque d’une perte de confiance dans les systèmes bancaires nationaux devient ainsi moins important. Et un moindre danger d’un système financier fragmenté stabilise en outre l’octroi transfrontalier de crédits, en particulier en périodes instables.
Une garantie commune des dépôts pourrait même, en principe, accroître cette confiance. Comme pour chaque assurance, il conviendrait toutefois de veiller à ce que cette assurance ne crée pas des incitations à prendre des risques inconsidérés.
Des risques pourraient naître d’un octroi insouciant de crédits au secteur privé, mais aussi à la suite d’un octroi de crédits trop importants à des États. En effet, nous savons au plus tard depuis l’éclatement de la crise des dettes souveraines que des prêts à des budgets publics ne sont pas exempts de risques.
Dans la zone euro, une grande partie des titres d’emprunt d'État se trouvent dans les portefeuilles des banques. Si dans une telle situation, on assure dans la zone euro des risques bancaires, on assure aussi indirectement des risques budgétaires.
Mais étant donné que les États membres continuent de décider librement et indépendamment du montant de leurs dépenses publiques et de leurs impôts, de fausses incitations sont finalement créées, et les ministres des Finances ont moins de nécessité de suffisamment tenir compte de la viabilité des finances publiques.
Pour parvenir à une garantie des dépôts européenne, il est par conséquent indispensable de limiter le volume des portefeuilles de titres d’emprunt d’État dans les comptes des banques. Les crédits accordés aux États devraient être traités de la même manière que ceux accordés aux entreprises et aux particuliers.
Une autre condition concerne le stock de crédits non performants dans le système bancaire européen. Les assurances ne couvrent en général que les dommages futurs, mais pas ceux qui sont déjà existants. Cela signifie que les banques dans la zone euro doivent soit entièrement couvrir leurs crédits non performants par des provisions ou s’en débarrasser pour pouvoir participer à la garantie commune des dépôts.
Les crédits douteux ne constituent pas uniquement un problème pour une garantie commune des dépôts. Ils ont aussi une influence négative sur les conditions de financement et freinent en fin de compte les prévisions de croissance dans les États membres concernés. Les banques doivent diminuer leurs stocks en crédits de mauvaise qualité. Par ailleurs, nous devons créer des règles qui garantissent aussi à l’avenir un traitement prudent des crédits non performants. Les récentes propositions de la BCE à ce sujet semblent représenter une manière judicieuse de procéder.

Conclusions

Mesdames, Messieurs, je voudrais maintenant toucher à la fin de mon allocution.
En effet, je ne voudrais pas que vous connaissiez le même sort que cette patiente qui un jour supplia son médecin de l’aider à parvenir à l’immortalité.
Le médecin lui expliqua que cela dépassait les possibilités de la médecine, mais la patiente insista : « N’y a-t-il donc rien que je puisse faire ? » Le médecin répondit : « Si, vous pourriez faire une chose. Épousez un économiste et partez vivre avec lui quelque part aux fins fonds de la campagne. » « Et alors je serai immortelle ? » « Non, mais six mois vous paraîtront déjà comme une éternité. »

Je vous remercie de votre attention et vous souhaite un débat animé.


Notes:

  1. R. Auer, C. Borio et A. Filardo (2017), The globalisation of inflation: the growing importance of global value chains, BIS Working Paper n° 602, Banque des Règlements Internationaux.(?)
  2. M. Draghi (2015), Monetary policy and structural reforms in the euro area, discours tenu le14 décembre 2015.
  3. Czernich et al. (2011), Broadband infrastructure and economic growth, Economic Journal, tome 121.
  4. P Asdrubali, B. E. Sørensen et O. Yosha, Channels of Interstate Risk Sharing : US 1963-1990, dans : Quarterly Journal of Economics, 111(4), 1996, p. 1081-1110.
  5. C. Allard, P. K. Brooks, J. C. Bluedorn, F. Bornhorst, K. Christopherson, F. Ohnsorge et T. Poghosyan en coopération avec une équipe du FMI (2013), Towards a Fiscal Union for the Euro Area, IMF Staff Discussion Note,13/09.
  6. M. Adalet McGowan et D. Andrews (2016), Insolvency Regimes And Productivity Growth : A Framework For Analysis, OECD Economics Department Working Papers, n° 1309.
  7. Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung (Conseil d’experts pour l’appréciation de l’évolution économique générale). (2017), Für eine zukunftsorientierte Wirtschaftspolitik (Pour une politique économique orientée vers le futur)