« Les taux d’intérêt doivent continuer à augmenter – et ce nettement » Interview parue dans le quotidien Süddeutsche Zeitung (SZ)

Interview avec Joachim Nagel menée par Lisa Nienhaus, Judith Wittwer et Markus Zydra.
Traduction: Deutsche Bundesbank

Monsieur Nagel, avez-vous déjà allumé le chauffage ?

Nous venons de le mettre en route à notre domicile. Pour cela, j’ai fait un bref passage à la chaufferie et j’ai jeté un coup d’œil au compteur de gaz. Grâce au long été, nous avons nettement moins consommé que l’année précédente. La consommation d’énergie était également plus faible à la Bundesbank. Mais nous devons être encore plus ambitieux en hiver : nous voulons réduire notre consommation de gaz de 15 pour cent, conformément à la directive de l’UE.

Ici, dans cette salle de réunion, il fait toujours très bon.

Nous avons déjà invité le bailleur de nos bureaux à Francfort de régler le chauffage de manière à ce que la température ambiante ne dépasse pas les 19 degrés. Le réglage de la température dans une tour constitue toutefois une opération complexe qui prend un certain temps.

Vous serez donc, en hiver, assis dans votre bureau vêtu d’un gros pull et ne prendrez qu’une douche rapide à votre domicile ?

Je n’ai pas encore stocké un gros pull dans mon bureau. Mais j’en apporterai un prochainement.

De nombreuses personnes doivent actuellement baisser leur chauffage car les prix de l’énergie progressent rapidement : en Allemagne, ils ont augmenté en septembre de 43 pour cent par rapport à l’année précédente. La Banque centrale européenne (BCE), où vous êtes membre du Conseil des gouverneurs, est en principe chargée de maîtriser les prix. Avez-vous échoué ?

Non. L’envolée des prix de l’énergie est surtout due à un événement imprévisible que la Banque centrale ne peut pas influencer, à savoir l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Notre tâche est d’assurer que l’inflation ne s’enracine pas sous l’effet de la hausse massive des prix de l’énergie.

Actuellement, le taux d'inflation général en Allemagne s’élève à dix pour cent, ce qui est bien loin de l'objectif de 2 pour cent.

Nous devrions atteindre à moyen terme un chiffre de deux pour cent dans la zone euro, c’est à cela que nous travaillons de toutes nos forces.

Cela signifie-t-il que les taux d’intérêt vont encore nettement augmenter ?

Je le dirais de la manière suivante : si l’inflation s’élève à dix pour cent, mais que l’épargne ne rapporte que 1,25 pour cent d’intérêts, alors il est clair pour moi qu’il faut agir. Oui, les taux d’intérêt doivent encore augmenter, et ce de manière significative.

De nombreuses entreprises sont de moins en moins capables de supporter les prix élevés de l’énergie, par exemple les boulangeries ou les coiffeurs. Allons-nous subir cet hiver une vague de faillites ?

Non. Nous partons d’un taux de faillites très bas. Par ailleurs, des programmes de soutien destinés à aider les entreprises particulièrement touchées sont en train d’être établis. Nous serons toutefois confrontés provisoirement à une récession et par conséquent à une hausse des faillites, mais je ne m’attends pas, du point de vue actuel, à une vague.

Mais nous allons entrer en récession. Cela est certain.

Nous allons probablement enregistrer dès le troisième trimestre de cette année un léger recul de la performance économique, ce qui devrait se renforcer au quatrième trimestre et persister au début de l’année 2023. Nous serons alors en récession. Mais actuellement, je pense que nous ne subirons pas un effondrement. Le marché du travail est également très robuste à l’heure actuelle.

Vous ne prévoyez donc pas une hausse du chômage ?

Nous assisterons certainement à une hausse temporaire du chômage. La mauvaise situation économique aura toutefois, à mon avis, des répercussions beaucoup plus faibles sur le marché du travail qu’il y a vingt ans.

Pour quelle raison ?

En fait, l'économie allemande était juste en train de se redresser. Les perspectives en début d’année étaient très favorables. Surtout en raison de l’expiration des mesures de protection contre le coronavirus et de l’atténuation progressive des pénuries de livraison, nous avions prévu en décembre 2021 une croissance d’un peu plus de quatre pour cent pour cette année. La guerre a changé la situation de manière dramatique.

Elle nous a touché en pleine phase d’expansion.

Nous avions tablé sur une reprise vigoureuse. Pour cela, nous prévoyons encore pour l’ensemble de l’année 2022 une croissance économique entre 1,3 et 1,5 pour cent. En 2023, la courbe de croissance sera plate.

Donc une croissance nulle.

Oui, peut-être un zéro ou un léger recul. Mais je ne suis pas non plus devin.  

Mais il est certain que l’inflation restera nettement au-dessus de deux pour cent pendant une période prolongée ?

Oui, pour cela je n’ai pas besoin d’une boule de cristal. Cette année, le taux d’inflation sera probablement supérieur à huit pour cent en Allemagne et aussi dans la zone euro. Pour 2023, les services de la BCE prévoient pour la zone euro une inflation de 5,5 pour cent. Pour l'Allemagne, je pense qu’un six avant la virgule est réaliste.

Historiquement, la Bundesbank a toujours été considérée comme la garante de la stabilité des prix. Deux années d’inflation élevée mettront à mal votre réputation.

Cette inflation est tout d’abord alimentée essentiellement par des facteurs extérieurs, mais elle concerne maintenant une grande partie du panier-type. Nous devons donc être plus tenaces que l’inflation et agir de manière résolue. Nous allons empêcher que cette inflation élevée s’installe dans le temps. Cela nécessite des réactions suffisamment fortes et rapides. Lors de ses prochaines réunions, le Conseil des gouverneurs de la BCE devra émettre des signaux clairs.

L’ancien président de la Commission de l’UE, Jacques Delors, a dit un jour : « Tous les Allemands ne croient pas en Dieu, mais tous croient en la Bundesbank. » Cela est-il encore valable ? En effet, la Bundesbank avait prévu au début de l’année un taux d’inflation de quatre pour cent pour 2022, maintenant elle prévoit le double.

Je ne pense pas que la confiance dans la Bundesbank soit perdue, ni celle dans la BCE. J’ai plaidé dès ma prise de fonctions en janvier de prendre très au sérieux le thème de l’inflation. Actuellement, je perçois un large soutien au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Mais il est clair que nous devons agir maintenant.

Mais c’est la longue hésitation qui a fait flamber l’inflation. De nombreux citoyens sont maintenant menacés de pauvreté.

Nous prenons très au sérieux les préoccupations des citoyens. Notre mandat consiste à assurer la stabilité des prix, et c’est pour cela que nous réagirons en matière de politique monétaire afin de faire reculer l’inflation. Nous y parviendrons.

Les prix élevés sont donc dus, à votre avis, à des facteurs qui sont hors de votre contrôle. Mais vous avez le pouvoir de les freiner. Comment voulez-vous expliquer cela aux gens ?

Nous avons affaire à un choc énergétique sur l’effet duquel nous ne pouvons pas influer beaucoup à court terme. Mais nous pouvons empêcher qu’il se répercute et ainsi perdure largement. Nous brisons ainsi la dynamique de l’inflation et ramenons l’évolution des prix à notre objectif à moyen terme. Nous disposons pour cela des instruments nécessaires, notamment les hausses des taux d’intérêt.

Le gouvernement a décidé de verser des sommes très importantes pour soulager les citoyens et les entreprises face aux prix élevés de l’énergie. Les milliards investis n’accélèrent-ils pas encore l’inflation ?

Non, si la conception est adéquate. Il est juste que la politique apporte un soutien. Mais il est important pour moi que ce soutien soit surtout accordé de manière ciblée aux ménages et aux entreprises ayant des difficultés financières, toutefois sans que les incitations à économiser ne disparaissent. Il ne doit faire aucun doute que les hausses de prix ne peuvent pas être intégralement compensées. Le choc des prix de l’énergie nous appauvrit. En fin de compte, nous devons augmenter l’offre en énergie et réduire la demande – cela freine le renchérissement. Si un tel programme est conçu de manière adéquate, je n’ai pas de nouveaux soucis concernant l’inflation.

Il s’agit quand même d’un montant de 200 milliards d'euros. Et cela ne doit pas attiser l’inflation ?

J’ai interprété les 200 milliards comme un plafond afin de disposer d’une marge de manœuvre au cas où la crise devrait s’aggraver de manière drastique. Ce qui est important, c’est le signal qu’à l’avenir, les règles budgétaires seront à nouveau respectées.

L'inflation pourrait encore s’intensifier d’une autre manière: par le biais d’une hausse des salaires qui entraîne, par voie de conséquence, une augmentation des prix. Actuellement, les syndicats revendiquent de fortes hausses des salaires. Ces revendications sont-elles trop importantes ?

Nous, en tant que Bundesbank, n’interférons pas dans le travail des partenaires sociaux. En principe, je peux comprendre que les syndicats entament les négociations avec des revendications salariales élevées. Dans cette situation économique difficile pour les salariés et les entreprises, la marge de manœuvre en matière de répartition est limitée, étant donné que nous devons régler des factures énergétiques importantes aux fournisseurs étrangers. Il est d’autant plus important de faire rapidement reculer l’inflation. Les politiques monétaire et budgétaire ainsi que les partenaires sociaux peuvent y apporter leur contribution.

Quel peut être la contribution des syndicats ? Demander des paiements ponctuels à la place de fortes augmentations tarifaires durables ?

Cela peut être une possibilité parce que dans ce cas, la pression sur le taux d'inflation n’augmente pas encore davantage à moyen terme. Mais encore une fois : cela relève de l’autonomie des partenaires sociaux.

La stabilité des prix est l’image de marque de la Bundesbank ...

... et elle le restera !

Vos prédécesseurs, cela n’est pas un secret, se sentaient souvent plutôt isolés avec leurs points de vue au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. Qu’en est-il en ce qui vous concerne ?

Je ne me sens pas isolé au sein du Conseil des gouverneurs. J’ai plaidé à ma manière en faveur de la position de la Bundesbank. La stabilité des prix n’est en effet non seulement la marque de valeur de la Bundesbank, mais aussi celle de la BCE.

Comment votre manière se distingue-t-elle de celle de votre prédécesseur, Jens Weidmann ?

Je ne suis pas Weidmann bis. Pendant presque onze ans, Jens Weidmann a accompli un excellent travail sous des conditions les plus difficiles. Je travaille maintenant sous d’autres conditions, tout aussi difficiles. J’ai plaidé avec intensité en faveur de la stabilité des prix, pour laquelle la Bundesbank continue sans relâche à s’engager : il ne s’agit pas de défendre un dogme particulier de la Bundesbank. Nous faisons depuis plus de 20 ans partie de l’Eurosystème. Nous nous impliquons en tant que partenaire. J’ai l’esprit d’équipe.  

Vous avez pris vos fonctions en janvier. À quel point avez-vous été contrarié que la BCE ait attendu jusqu’en juillet pour réagir par une augmentation des taux d’intérêt face aux prix élevés ?

Cela ne fait pas partie de mes traits de caractère de me fâcher rapidement. J’estime que le tournant proprement dit est intervenu en mars. Depuis, nous avons réduit vers zéro nos achats de titres supplémentaires. Pour moi, ce fut un clair progrès et un premier signal net.

Mais cela aurait pu se faire plus tôt.

C’est un reproche que l’on entend souvent. Mais si on considère quand l’inflation a tourné, on constate que cela fut au premier trimestre 2021, donc à un moment auquel nous étions encore en dessous de deux pour cent. À l’époque, tout le monde s’est d’abord réjoui de cette hausse.

Mais à l’automne 2021, il est apparu clairement que l’inflation pourrait rester élevée pendant une période prolongée. C’est alors que la BCE aurait pu réagir.

 À ce moment, la Bundesbank avait également mis en garde contre les risques. On est toujours plus malin après coup, surtout lorsque des événements exceptionnels et de grandes incertitudes sont évaluées rétrospectivement. Je suis heureux que nous ayons réussi le tournant en matière de politique monétaire. Nous devons transposer notre politique monétaire de manière robuste. À terme, l'Eurosystème doit également réduire ses stocks de titres.

Devons-nous aussi accepter que la BCE renforce par les hausses des taux d’intérêt la récession à venir ?

Cela peut avoir un effet négatif à court terme. Mais nous assurons ainsi à moyen terme la stabilité des prix et empêchons que notre potentiel de croissance souffre de l’inflation. Un taux d’inflation durablement élevé constitue en effet le plus important frein à la croissance.

À quel point vous préoccupe actuellement l’Italie, où un gouvernement populiste de droite est en cours de se former ?

Je ne voudrais actuellement pas mener une discussion sur certains États de la zone euro car cela me distrait de ma tâche réelle.

 La gagnante postfasciste des élections, Giorgia Meloni, a déclaré avant les élections qu’avec elle, « la belle vie » serait terminée pour l'Europe. Cela ne peut certainement pas vous laisser indifférent ?

Beaucoup d’énoncés sont toujours fait au cours des campagnes électorales.  

Avec sa politique non conventionnelle, la BCE a soutenu depuis 2012 les États de l’UE fortement endettés, tels l’Italie...

Exprimé d’une manière aussi générale, je pense que cet énoncé est erroné. Nous avons acquis des obligations souveraines de l’ensemble des États membres de la zone euro, y compris des titres allemands, et pas uniquement les titres des pays au taux d’endettement plus élevé. Les achats d’actifs avaient au cours d’une longue phase de taux d’inflation très bas un objectif de politique monétaire. Tout le monde en a profité.

Bon, avec sa politique monétaire, la BCE a également soutenu des États de l’UE fortement endettés, tels l’Italie. Cela vous est-il égal si avec vos instruments, vous soutenez finalement aussi des gouvernements populistes de droite ?

Il n’est pas question ici de mes préférences politiques. Notre objectif est d’assurer la stabilité des prix, et des effets éventuels de nos mesures sur les gouvernements ne doivent pas jouer de rôle. Mais j’attache une grande importance à un autre point : les règles budgétaires de l’UE sont actuellement suspendues, un débat sur des réformes est en cours. Nous avons à nouveau besoin à l’avenir de règles budgétaires strictes et crédibles. Cela fixe le cadre pour tous les gouvernements, que ce soit l’Italie ou l'Allemagne.

Il existe maintenant un nouvel instrument de protection de la transmission (IPT). Celui-ci permet à la BCE d’acheter des titres souverains de certains pays lorsqu’elle considère que le prix du marché pour certains titres souverains n’est pas « justifié ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Nous intervenons lorsque nous considérons comme structurellement injustifiés et désordonnés des changements importants de prix et que cela menace l’atteinte de l’objectif de stabilité des prix. Dans notre décision de principe, nous avons pour cela prévu pour le cas concret un examen intensif et approfondi qui tient alors compte de la constellation spécifique, ce que je trouve correct.

Mais le public ne sait pas ce qui l’attend.

Il est impossible en politique monétaire de tout déterminer avec précision à l’avance. L’évolution actuelle en est justement la preuve. Il existe tellement d’incertitudes qui rendent alors nécessaire un examen approfondi au cas par cas.

Monsieur Nagel, pour terminer, malgré tout, clairement : quand pourrons-nous nous attendre à nouveau en Allemagne à un taux d’inflation de deux pour cent ?

Vous voulez bien sûr me fixer sur un nouveau pronostic. Ce que je peux vous dire : pour l’année 2024, nous prévoyons pour la zone euro un taux de 2,3 pour cent. C’est insuffisant. Mais ce serait déjà un grand progrès.


© Tous droits réservés. Süddeutsche Zeitung GmbH, München.