Construisons maintenant l’avenir des paiements européens Tribune parue dans le Handelsblatt et Les Echos

La manière dont nous travaillons, apprenons, faisons des affaires et des achats a radicalement changé ces derniers mois. La numérisation de notre vie quotidienne s’est accentuée durant la pandémie de COVID19, renforçant des tendances préexistantes. Les consommateurs se détournent de plus en plus des paiements en espèces, ils utilisent davantage leurs cartes de paiement, mais aussi leurs téléphones, même à la boulangerie. Les commerçants ont souvent joué un rôle moteur dans cette transformation en demandant à leurs clients, par mesure de précaution, de payer sans contact par carte ou par mobile. De plus, l’impératif de « rester à la maison et de garder ses distances » a accéléré les achats en ligne, accroissant ainsi le nombre de paiements électroniques. Il est probable que ces nouvelles habitudes persistent au-delà de la pandémie.

Parallèlement à leurs missions plus connues touchant à la politique monétaire et à la stabilité financière, les banques centrales sont chargées de garantir l’efficacité et la sécurité des moyens de paiement. En période ordinaire comme durant les crises, nous veillons à ce que, tout en fournissant des espèces en quantité suffisante, des solutions numériques innovantes soient accessibles.

De nos jours, la majorité des paiements électronique passent en Europe par des plateformes technologiques et des systèmes de carte internationaux. Les évolutions actuelles des comportements et la progression rapide de la numérisation contribueront à amplifier ce phénomène à l’avenir, ce qui posera de multiples défis à l’ensemble des sociétés européennes ainsi qu’aux régulateurs et aux autorités.

La pandémie a rendu plus claire encore la nécessité pour l’UE de préserver le fonctionnement ininterrompu des infrastructures fondamentales et la continuité des services essentiels, notamment de systèmes de paiement indépendants. Dépendre de prestataires non européens pourrait mettre en péril la souveraineté européenne.

À mesure que les acteurs mondiaux de la technologie (les Bigtechs) accroissent leurs parts de marché et renforcent leur position dominante, en offrant un éventail complet de services à une clientèle devenue mondiale, les consommateurs voient leurs possibilités de choix se réduire voire courent le risque de devenir captifs de ce type d’entreprise. La protection des données constitue également une source de préoccupation, l’UE ayant adopté un cadre juridique parmi les plus stricts au monde. Enfin, les fournisseurs de solutions de paiement numériques adoptent souvent un comportement opportuniste vis-à-vis des infrastructures bancaires et de la réglementation européenne, faisant ainsi courir le risque d’une rupture du lien direct entre les banques et leurs clients.

Il existe pourtant des systèmes de paiement nationaux indépendants et efficaces en Europe, tels que les dispositifs de paiement par carte allemand et français, ou des solutions numériques pour les paiements commerciaux et de particulier à particulier. S’ils jouissent d’une large clientèle, ces systèmes sont limités à leurs marchés nationaux. Au contraire, les acteurs mondiaux sont présents partout en Europe : ils prospèrent et accroissent leur influence grâce à d’importants effets de réseau et d’échelle, et grâce à leur image de marque. Au final, la mondialisation altère la compétitivité des marchés européens dans un monde de plus en plus numérique - au détriment des citoyens européens.

Les acteurs européens ne peuvent ignorer ce défi. Ces derniers mois, dans un élan allant de la mer du Nord à la Méditerranée, plusieurs grands établissements bancaires ont engagé des discussions visant à créer une solution de paiement paneuropéenne (European Payment Initiative, EPI). S’il est mené à terme, ce projet devrait mettre à la disposition des consommateurs une solution de paiement efficace, sécurisée et pratique, mais surtout uniforme à travers l’Europe et entre les différents canaux de paiement (en ligne et hors ligne). Cette solution serait fournie au grand public par des établissements européens de confiance, et serait basée sur le nouveau service de paiement instantané, qui permet de transférer des fonds dans toute l’Europe en quelques secondes. Dans un second temps, il serait prévu que cette solution soit distribuée dans le monde entier : EPI pourrait alors être un noyau inclusif, permettant de mutualiser les intérêts européens en faveur d’une plus grande autonomie, tout en s’ouvrant à d’autres acteurs et marchés. Il va de soi que la participation des principaux acteurs de l’offre et de la demande est une clé essentielle de la réussite de ce projet.

Une telle réorganisation du paysage européen des paiements nécessite sans nul doute des investissements importants, à un moment où les ressources des banques se font rares et où la priorité est donnée, à juste titre, à la reprise. Toutefois la résilience des systèmes de paiement repose sur des investissements continus. Il est donc essentiel que les travaux visant à bâtir une solution de paiement paneuropéenne solide se poursuivent, en parallèle des réflexions menées par la Commission européenne pour définir une stratégie en matière de paiements de détail, sans oublier le rôle moteur de la BCE. Au même moment, la numérisation constitue une priorité pour la Présidence allemande de l’UE.

Dans le cadre de leurs mandats respectifs, les autorités et les banques centrales européennes sont disposées à soutenir ces initiatives stratégiques. Cela suppose une clarification des modèles d’activité et une meilleure prévisibilité réglementaire. À l’évidence, les paiements génèrent des frais et appellent un retour à la hauteur des investissements. Le porte-monnaie numérique EPI constitue la première étape vers une offre européenne de paiements digitaux ouverte à tous les consommateurs et entreprises, ouvrant la voie, à terme, à la monnaie programmable.

Il est de la plus haute importance que les banques et les fournisseurs de systèmes de paiement européens tirent parti de cet élan, et confirment leur engagement à fournir une solution de paiement qui conforte la souveraineté et la compétitivité européennes, tout en répondant aux besoins des consommateurs et des entreprises.