Discours prononcé à l’occasion de la cérémonie de prise de fonction du nouveau président de la Deutsche Bundesbank

1 Introduction

Monsieur le Ministre,

chère Christine Lagarde,

cher Joachim Nagel,

chères et chers collègues,

mesdames et messieurs,

Je me réjouis que vous puissiez être avec nous, mais je déplore qu’une fois de plus la pandémie empêche les contacts personnels.

Entre temps, les rencontres virtuelles font certes depuis longtemps partie de notre quotidien. Visiblement, bien des choses ont changé depuis ma prise de fonction, ici aussi. A l’époque, la retransmission en direct de la cérémonie a déjà valu en soi une note dans les journaux.

2 Changement et continuité

Lors de ma prise de fonction, j’ai parlé, le regard tourné vers la Bundesbank, de la « permanence des valeurs dans un environnement en transformation ». Je considérais que trois facteurs étaient indispensables : une « culture de la stabilité », compétence et indépendance.[1] Et cela vaut encore aujourd’hui.

Il y a onze ans, la crise de la dette souveraine venait ébranler la zone euro. Et les retombées de la crise financière étaient encore loin de s’estomper.

En fin de compte, la zone euro a surmonté cette crise et de nouvelles étapes de l’intégration ont été franchies. Toutefois, une question se pose encore aujourd’hui qui n’a cessé de me préoccuper pendant toute la durée de mon mandat et qui a été un sujet de bien de mes discours : comment l’Union monétaire peut-elle continuer à se développer, tout en restant une union pour la stabilité ?

Nombreux sont ceux qui considèrent une union politique et budgétaire comme un but, et pour la monnaie commune ce serait certainement un cadre réglementaire consistant. Mais dans les Traités européens, il est acté qu’il s’agit bien d’un cadre décentralisé où les États membres sont dans une large mesure eux-mêmes responsables dans les domaines politique, budgétaire et économique. Et il s’agit là d’une clause de non renflouement, tout comme l’interdiction de financement du budget public par la banque centrale y a été également ancrée.

En raison des effets des décisions nationales sur tous les autres Etats membres, ce cadre réglementaire est plus vulnérable face aux crises qu’un Etat fédéral. Il requiert de ce fait que les nombreux secteurs partiels indépendants prennent en compte la stabilité de l’Union monétaire en tant qu’ensemble. Et c’est la raison pour laquelle de solides finances publiques des Etats membres et un système bancaire et financier stable sont ici encore plus importants que dans un Etat fédéral.

Il n’a jamais vraiment été question de modifier fondamentalement les Traités. C’est pourquoi, à mon avis, il s’agit de respecter le cadre réglementaire existant et de mieux l’aguerrir aux crises. Cela restera une tâche importante pour le futur, d’assurer, dans ce cadre, l’équilibre entre agir et répondre de ses actes.

Mais il a bien aussi été amélioré en divers points. Dans le but de prévenir et surmonter les crises, de nouvelles institutions ont été créées. C’est ainsi que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a été constitué. De même, la surveillance bancaire en Europe a été refondue. Les exigences pour le système bancaire, en termes de capital et trésorerie, ont été renforcées. Dans l’ensemble, les banques sont aujourd’hui plus résistantes qu’avant la crise financière.

Dans mon discours, il y a un peu moins de onze ans, j’ai également abordé les conditions nécessaires au succès d’une politique monétaire orientée vers la stabilité. Il ne suffit pas d’avoir des marchés ouverts qui fonctionnent et une politique budgétaire solide. Il faut également un système financier stable. Il n’y a pas que la prépondérance des aspects budgétaires qui menace la stabilité monétaire, mais aussi la prépondérance des facteurs financiers.

Pour un système financier stable et opérationnel, il ne suffit pas de surveiller certaines banques. Il faut également avoir un œil sur les effets réciproques entre les acteurs des marchés et le système financier dans son ensemble. La politique macroprudentielle comble maintenant ce vide.

L’important pour moi a toujours été que, dans toutes ces réformes, le message de la Bundesbank, sans équivoque et orienté vers la stabilité, soit clairement audible et que la banque ait contribué par son expertise aux discussions portant sur les bons enseignements à tirer des crises.

Ce qui, dans ce contexte, m’a toujours guidé, c’était ma profonde conviction que seule une union monétaire qui tient sa promesse de stabilité sera, à long terme, acceptée par la population en Europe. Et cela a toujours été en connaissance du fait qu’il peut y avoir des conflits d’objectifs : entre ce qui, en situation de crise, semble s’imposer et un cadre réglementaire de l’Union monétaire qui définit des stimulants pour une action appropriée à long terme. Résoudre ces conflits d’objectifs est une tâche d’une immense difficulté.

Pendant toute cette période, la politique monétaire a joué un rôle important et stabilisant. Et pourtant elle n’est jamais vraiment complètement sortie de ce mode de crise.[2] Et cet état d’urgence permanent a laissé des traces. Le système de coordonnées du cadre réglementaire a été déplacé.

Avec ses mesures exceptionnelles de politique monétaire, le Conseil des gouverneurs de la BCE s’est aventuré en terre jusque-là inconnue. Dans les discussions portant sur ces mesures, pour moi l’élément central a toujours été que la banque centrale respecte les limites de son mandat. Le fait est que les banquiers centraux ne sont pas des acteurs politiques élus, et en ce sens, ils ne devraient pas prendre des décisions qui sont réservées aux parlements et aux gouvernements. Car s’ils le font, ils mettront en danger leur indépendance et par là même le fondement d’un politique monétaire orientée vers la stabilité. J’ai tracé ici une ligne de démarcation entre politique monétaire et politique budgétaire certainement plus étroite que d’autres ne l’ont fait.

Je n‘ai également cessé d’attirer l’attention sur les risques et effets collatéraux des mesures non conventionnelles. Car elles peuvent, à terme, miner les aspirations à la stabilité des prix, en ce sens qu’elles tissent des liens plus forts entre politique monétaire et politique budgétaire. Et je reste convaincu que la prédominance budgétaire constitue un grand risque pour la politique monétaire.

Les discussions au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE n’ont pas toujours été simples dans ce contexte et elles ont aussi parfois suscité des controverses. Cela est dû au fait qu’il n’y avait pas de modèle que l’on puisse calquer pour gérer les différentes crises. Et cela est dû au fait que l’Union monétaire, avec sa politique monétaire unique et ses 19 politiques financières indépendantes, est un modèle sui generis et qu’elle se différencie considérablement des autres espaces monétaires. Je crois toutefois que nos intenses discussions ont, en fin de compte, abouti à de meilleures décisions.

Ce fut une période pleine de défis pendant laquelle il y eut des décisions parfois difficiles à prendre, sous la pression du temps et avec un impact considérable. Nous n’avons pas seulement discuté les uns avec les autres, nous nous sommes aussi battus pour trouver la bonne voie. Mario Draghi n’a pas eu la vie facile pendant son mandat, et avec les positions qu’il a prises, il n’a pas cédé à la facilité. Je peux en témoigner à partir de nombreux entretiens.

Chère Christine, je voudrais remercier ton prédécesseur et surtout te remercier car les discussions se sont toujours déroulées dans une atmosphère propice aux solutions, ouverte et constructive. Et d’ailleurs cela a, dans de nombreux cas, abouti à des décisions communes, ce qui souvent a échappé à l’opinion publique.

C’est avec un profond respect que je considère le travail que vous deux avez effectué à la tête de la BCE. Mais je voudrais également remercier chaleureusement mes autres collègues du Conseil des gouverneurs de la BCE de leur loyale collaboration.

A titre d’exemple, qu’on ait réussi, dans les conditions très difficiles de la pandémie, à concevoir une nouvelle stratégie de politique monétaire, est pour moi un étonnant exploit. Et les résultats sont loin d’être négligeables. Toutefois, l’épreuve de vérité de la nouvelle stratégie se fait encore attendre. En effet, les taux d’inflation ont grimpé, au cours de la pandémie, à des niveaux jamais connus depuis la création de l’Union monétaire. L’inflation est de nouveau à l’ordre du jour et bien des gens se font du souci.

Le taux d’inflation rebaissera certainement au cours de l’année. Toutefois, l’incertitude reste forte quant à la question de savoir si, à l’avenir, les taux vont repasser facilement en dessous de l’objectif de 2 pour cent ou plutôt se consolider.

Dans un tel contexte d’incertitude marquée, il est à mon avis particulièrement important de renforcer la confiance des citoyens dans la capacité et la volonté de la banque centrale à poursuivre son objectif premier, qui est la stabilité monétaire, sans concessions, ni compromis, en particulier sans tenir compte des coûts de financement des Etats.

Les Allemands ont confiance dans la Bundesbank. Dans le palmarès actuel de Forsa sur la confiance accordée, la Bundesbank fait partie du petit nombre d‘institutions qui, pour l’année de pandémie 2021, ont gagné en confiance, tandis que les institutions politiques ont dû encaisser une perte de confiance.

Mesdames, Messieurs,

La Bundesbank n’a pas seulement contribué à façonner le changement à l’extérieur, elle s’est aussi elle-même transformée.

Pendant mon mandat, j’ai tout fait pour renforcer la convivialité et ancrer une culture d’ouverture, de dialogue et d’intégrité.

Que ce soit dans nos succursales, nos administrations régionales ou notre siège : pour que la Bundesbank puisse remplir au mieux ses tâches les plus importantes, il faut que chacun y mette du sien. C’est pourquoi il faut aussi que tous se sentent impliqués et puissent apporter des idées et qu’on leur prête une oreille attentive.

Nous avons parcouru un bon bout de chemin sur cette voie : estime et échanges ouverts définissent de plus en plus les rapports. Nos méthodes et processus de travail ont gagné en agilité. Et la Bundesbank a pris des mesures importantes de numérisation. Il s’agit maintenant de développer. 

Cette transformation, nous l’avons menée de l’avant en commun, au sein du Directoire et avec énergie. Je t’adresse à ce titre, chère Claudia, et à tous les membres du Directoire, mes chaleureux remerciements — je trouve que nous avons bien travaillé ensemble pendant toutes ces années.

3 Conclusion

Mesdames, Messieurs,

Il y a environ 30 ans, le président de la Bundesbank de l’époque, Helmut Schlesinger, soulignait que la banque centrale ne pouvait pas veiller à la stabilité des prix de façon isolée et que la politique et la société devaient soutenir cet objectif de stabilité. C’est ce qu’il résumait dans le concept de « culture de la stabilité ».[3]

A l’époque tout comme aujourd’hui, la Bundesbank repose sur un fondement solide, coulé en compétence, indépendance et culture de la stabilité. Un fondement d’une telle solidité permet aussi d’assurer la stabilité même au cours des périodes mouvementées ou des périodes de changement. 

Dans des périodes où seules les banques centrales étaient perçues comme des institutions capables d’agir et les attentes à leur adresse ne cessent de s’amplifier, il me semble qu’une qualité importante vient s’y ajouter : la modestie.

Ou pour reprendre les mots d‘Otmar Issing: « Les banques centrales ne sont pas toutes-puissantes […] Elles doivent préciser ce que la politique monétaire peut obtenir – et plus important encore ce qu’elles ne sont pas en état de réaliser. »[4]

Pour ce qui est de la Bundesbank, je n’ai jamais constaté de prédisposition à la surestimation – par contre acribie et une austérité bienfaisante.

Je ne connais pas d’autre institution où converge un tel savoir spécifique avec un tel engagement, que ce soit dans le domaine de la politique monétaire, dans le secteur de la surveillance bancaire et de la stabilité financière, dans les moyens de paiements en espèces et scripturaux ou dans les nombreux domaines de services. Le mérite en revient aux collaboratrices et collaborateurs. C’est vous qui faites ce qu’est la Bundesbank.

C’est avec fierté que j’ai représenté la Bundesbank – dans les différentes instances nationales et internationales, ainsi que dans la vie publique. Sans le soutien compétent et l’engagement infatigable des effectifs, cela n’aurait pas été possible : sans les nombreuses analyses, memos, briefings et dossiers de réunion, en un mot sans un travail fiable dans tous les domaines de la banque. Je voudrais en remercier aujourd’hui tout particulièrement toutes la collaboratrices et tous les collaborateurs !

Je vous souhaite de conserver persévérance et bonne fortune, mais aussi la joie que vous donnent vos tâches importantes. Soyez toujours la voix audible de la raison dans les discussions publiques. Et préservez ce précieux héritage de la Bundesbank qu’est la politique de stabilité qui fait de cette institution quelque chose d’unique.

Et maintenant pour vous tous : en avant vers l’avenir.

Cher Joachim, nous nous connaissons depuis plus de 20 ans. Lors de tes adieux, il y a cinq ans, j’ai fait de toi le portrait d’un banquier central engagé corps et âme et je t’ai prédit que tu le resterais. Avec cette prédiction, l’histoire m’a donné raison.

Selon l’économiste de Harvard, Robert Barro, le banquier central idéal devrait toujours se présenter au public l‘air morose, ne jamais raconter de blagues et déplorer en permanence les dangers de l’inflation.[5] Ce conseil a un peu vieilli et je ne m’y suis jamais vraiment tenu.

Toi, cher Joachim, tu n’as pas besoin non plus de pareil conseil : tu connais l’institution de fond en comble, tu es rodé aux crises, tu as acquis une expérience internationale. En un mot : tu rassembles toutes les qualités dont on a besoin à la tête de la Bundesbank. Sans aucun doute tu es l’homme qu’il faut pour faire face aux défis auxquels est confronté un président de la Bundesbank.

Bon courage pour toi et la Bundesbank ! Merci de votre attention.

Notes de bas de page:

  1. Weidmann, J., Discours prononcé lors de la cérémonie de prise de fonction de président de la Bundesbank, discours du 2 mai 2011.
  2. Weidmann, J., Crises as a catalyst for change – lessons from the past, challenges for the future, discours prononcé le 19 novembre 2021.
  3. Schlesinger, H., Eine europäische Währung muss genauso stabil sein wie die D-Mark, Handelsblatt, 31 décembre 1991.
  4. Issing, O., Central Banks – independent or almighty?, SAFE Policy Letter No. 92, novembre 2021.
  5. Barro, R. J., A Matter of Demeanor, Wall Street Journal, 20 mai 1994.