La politique monétaire et le rôle des banques centrales – une perspective Discours tenu devant le groupe d'amitié de la fondation Ludwig Erhard

1 Introduction

Cher Monsieur Koch,

Cher Monsieur Seeler,

Merci pour vos aimables paroles de bienvenue et votre introduction.

Mesdames et Messieurs,

Au printemps dernier, la pandémie de coronavirus a basculé notre économie dans une crise profonde. Elle marque toujours notre vie quotidienne, et le présent discours se tient également dans l’espace virtuel.

Les progrès en matière de vaccination permettent certes d’espérer que la pandémie sera durablement repoussée et que les mesures de protection, qui restreignent tant l’activité économique, seront abandonnées. Mais nous ne savons pas encore quelles seront les conséquences à long terme de la pandémie pour notre société : « Pour comprendre l’évolution des sociétés, les maladies infectieuses […] sont tout aussi importantes que les crises économiques, les guerres, les révolutions et le changement démographique », écrit l’historien américain Frank Snowden.[1]

Une épidémie marqua également le début de la poésie occidentale. L’Iliade d’Homère, peut-être le plus ancien poème épique sous forme écrite d’Europe, raconte les derniers jours de la guerre de Troie. Agamemnon, commandant de l'armée achéenne, offense un prêtre d’Apollon. Là-dessus, Apollon frappe les Achéens d’une épidémie et, par la suite, la discorde éclate entre Agamemnon et le héros Achille. La colère d’Achille et son retrait du combat mènent les Achéens au bord de la défaite. Cela montre que les épidémies accompagnent l’humanité depuis des millénaires. Elles ont souvent influencé le cours de l’histoire et furent un test de résistance pour la société.

La question de savoir à quoi pourrait ressembler la politique monétaire dans la zone euro après la crise de coronavirus constitue le point central de mon discours d’aujourd'hui. Je voudrais en particulier aborder la relation délicate entre la politique monétaire et la politique budgétaire.

La pandémie a frappé l'Eurosystème au moment même où nous avions commencé à évaluer notre stratégie de politique monétaire. Les débats autour de notre future stratégie ont donc pris du retard et ne sont pas encore achevés. Mais je voudrais mettre en lumière certains aspects de ce débat, à savoir la manière dont nous pourrions formuler concrètement notre objectif de politique monétaire et l’importance que pourrait être accordée à la protection du climat dans le cadre de l’accomplissement de notre mandat.

Pour conclure, je voudrais encore brièvement parler de l’euro numérique, car la pandémie a encore accéléré – du moins temporairement – la transition numérique et changé le comportement des citoyens en matière de paiements.[2]

2 Problème de l'incohérence temporelle

Dans ces thèmes, il s’agit finalement de la conception des rôles d’une banques centrale indépendante et orientée sur la stabilité. Pour tout d’abord expliquer l’arrangement institutionnel existant, nous pouvons, une fois de plus, faire appel à Homère.

Dans l’Odyssée, l’ouvrage qui a succédé à l’Iliade, Ulysse doit, sur le chemin de son retour, naviguer le long de l’île des sirènes – des êtres mythiques qui attirent les marins vers leur île avec leur chant envoûtant. Si les navigateurs les suivent, ils sont perdus. Mais Ulysse veut quand même entendre le chant des sirènes. Il pressent toutefois qu’il lui serait très difficile de résister à la tentation.

Nous rencontrons une tentation semblable dans de nombreux domaines de la politique économique, à savoir avec le problème de l'incohérence temporelle. Les décideurs ou les institutions peuvent certes aujourd'hui annoncer une politique future, mais ils auront peut-être plus tard de fortes incitations à s'écarter de leur annonce.[3]

Ainsi, par exemple, un gouvernement pourrait annoncer de viser la stabilité des prix. Il serait toutefois possible qu'il soit incité à dévier plus tard de cette annonce, par exemple pour réduire le chômage moyennant une inflation surprise. Or, les entreprises et les ménages ne se laissent pas leurrer durablement. Lorsqu’ils découvrent la manœuvre, ils s’attendent malgré l’annonce à une inflation plus élevée et adaptent par conséquent leurs prix et salaires. Le résultat serait que l’inflation est systématiquement poussée vers le haut, sans réduire le chômage.

Ulysse a su s’aider en se faisant attacher au mât de son navire, ne pouvant ainsi plus succomber à la tentation. De même, les décideurs en matière de politique monétaire doivent s’engager de manière crédible en faveur de l'objectif de la stabilité des prix s’ils veulent surmonter le problème posé par l'incohérence temporelle et éviter un biais inflationniste.

C’est pourquoi l’économiste américain Larry Summers a résumé : « […], les questions de l'incohérence temporelle et de l’auto-engagement sont essentielles pour la conception de la politique monétaire adéquate. […] Les institutions devraient être conçues de manière à pouvoir résoudre les problèmes de l'incohérence temporelle. »[4]

Dans ce contexte, les législateurs ont dans de nombreux pays confié aux banques centrales la tâche d’assurer la stabilité des prix. En même temps, ils leur ont accordé l’indépendance afin de les protéger contre la pression politique et ainsi créer la condition pour leur crédibilité.

Toutefois, même avec des banques centrales indépendantes, il n’est pas possible d’empêcher des interactions entre la politique monétaire et la politique budgétaire.[5] La question n’est donc pas de savoir si, mais plutôt comment cette relation peut être conçue de manière intelligente afin de pouvoir assurer la stabilité des prix.

3 Les achats de titres souverains et le risque de domination budgétaire

À cet égard, je suis particulièrement sceptique en ce qui concerne les vastes achats de titres souverains par les banques centrales. Ils peuvent certes être un instrument légitime et efficace de la politique monétaire. Mais ils entrainent surtout le risque d’effacer les limites entre la politique monétaire et la politique budgétaire. C’est notamment dans une union monétaire d’États budgétairement indépendants que ce risque revêt une importance particulière.

Pour moi, ces risques sont considérables. C’est pourquoi j’estime que les achats de titres souverains devraient être limités à des situations exceptionnelles. La pandémie est une telle situation.

Étant donné que la stabilité des prix était menacée, le Conseil des gouverneurs de la BCE a fait face à la crise avec une série de mesures et a nettement assoupli l'orientation de la politique monétaire. Au centre de ces mesures s’inscrit le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP). Avec celui-ci, l'Eurosystème acquiert notamment en grande quantité des titres émis par les États membres.

Mais même dans une situation de crise, le bon dosage et une conception intelligente des programmes sont indispensables pour limiter les risques. Il est pour moi essentiel que la politique monétaire garde une distance suffisante par rapport au financement monétaire des États. Ainsi, il convient, entre autres, de maintenir des incitations à avoir des finances publiques solides.

Un rôle important incombe aux marchés financiers, qui doivent discipliner la politique budgétaire. Par le biais de différences de prix des titres, les acteurs du marché signalent leur degré de confiance dans la solidité des finances publiques d’un pays. C’est pourquoi les écarts de rendement entre les titres des États membres aux solvabilités différentes ne doivent pas être nivelés artificiellement.

Déjà avant la pandémie, l'Eurosystème est devenu le principal créancier des États membres. Par conséquent, une part notable des dettes publiques est détachée des marchés financiers. Le portefeuille de titres souverains que les banques centrales de l’Eurosystème détiennent dans leurs bilans pourrait s’approcher l’an prochain d’un ordre de grandeur de 40 % de la performance économique de la zone euro. S’il devient trop grand, les banques centrales risquent d’exercer une influence tellement dominante sur les marchés qu’il ne sera plus possible de discipliner les finances publiques.

Nous devons donc veiller à ce que nos mesures d’urgence ne deviennent pas permanentes. J’ai dès le début attaché une grande importance à ce que le PEPP soit étroitement lié à la pandémie.[6] Lorsque l’urgence n’est plus donnée, le PEPP doit être terminé. Mais même à ce moment-là, l’orientation en matière de politique monétaire demeurera dans l’ensemble très accommodante.

Je suis toujours inquiet que la politique budgétaire enserre de plus en plus la politique monétaire. Personne ne devrait confondre les banques centrales – pour reprendre les mythes antiques – avec une corne d’abondance qui se remplit toujours avec ce que son propriétaire souhaite.

Dans ce contexte, il est également judicieux de jeter un œil sur le lien entre les finances publiques et la banque centrale par le biais du bilan. En fin de compte, les États membres perçoivent eux-mêmes les intérêts versés sur la majeure partie de leurs titres inscrits aux bilans des banques centrales. En effet, les intérêts leur sont retournés par l’intermédiaire du bénéfice de la banque centrale.[7]

Cet effet augmente en raison de l’augmentation des portefeuilles de titres souverains des banques centrales. À cela s’oppose toutefois un accroissement des dépôts à court terme des banques commerciales auprès des banques centrales. Ceux-ci sont rémunérés au taux de dépôt. Finalement, les coûts de financement effectifs pour cette partie de la dette publique dépendent donc du taux d’intérêt de la banque centrale.

Cela représente un avantage de financement pour les États membres, à condition que le taux d’intérêt de la banque centrale soit inférieur aux taux à moyen et long terme des emprunts publics. Plus les coûts de financement d’un État membre sur les marchés financiers sont importants, plus la différence est grande.

Mais les finances publiques deviennent en même temps plus sensibles à de futurs changements du taux directeur. En effet, si l'Eurosystème relève de nouveau ses taux directeurs, cela hypothéquera ses propres bilans. Les taux d’intérêt sur les dépôts bancaires augmentent, alors que les intérêts versés sur les titres achetés demeurent constants dans un premier temps. Cela réduit les versements de la banque centrale à l’État. En fonction de l’étendue de cette réduction, une remontée des taux d'intérêt peut même entraîner des résultats annuels négatifs. En fin de compte, une hausse des taux d’intérêt à court terme peut se répercuter plus rapidement que dans le passé sur les finances publiques.

C'est également dans ce contexte que l’importante charge de la dette des États pourrait entraîner une pression politique sur les banques centrales de maintenir les taux d’intérêt à un taux bas même si l’évolution des prix nécessitait en principe une normalisation.

Si les banques centrales devaient en fin de compte effectivement céder à cette pression, la stabilité des prix serait reléguée au second plan. Ainsi, la politique monétaire et la politique budgétaire pourraient intervertir leur rôle habituel : si la politique monétaire assure la solvabilité de l’État, les besoins en matière de politique budgétaire décident finalement de l’orientation en matière de politique monétaire et donc aussi du niveau de l’inflation.

Une dynamique menaçante pourrait ouvrir la voie à ce régime de la domination budgétaire : au cas où les décideurs de la politique budgétaire parvenaient à la conviction que la politique monétaire viendrait toujours à la rescousse, ils pourraient considérer la viabilité des finances publiques comme donnée – et y voir éventuellement un blanc-seing pour l’accumulation de dettes supplémentaires. Par la suite, la pression sur les banques centrales pourrait encore augmenter et accroître la probabilité qu’elles cèdent.

C’est pourquoi l'Eurosystème doit dès aujourd'hui communiquer de manière crédible que nous augmenterons les taux d’intérêt si la stabilité des prix le nécessite, et ce sans tenir compte des finances publiques. Les banques centrales doivent donc là aussi se lier elles-mêmes – tout comme Ulysse s’est attaché au mât.

Le mieux serait que la banque centrale ne soit pas entraînée du tout dans une situation où elle serait confrontée au choix soit de subordonner son objectif de stabilité des prix ou de risquer une crise financière et une crise de la dette publique. Après tout, la politique monétaire est tributaire de finances publiques solides. C’est précisément la raison pour laquelle la politique budgétaire doit elle aussi se lier, et c’est pourquoi des règles budgétaires crédibles et leur surveillance stricte ont une telle importance dans une union monétaire.

4 Évaluation de la stratégie de politique monétaire

Mesdames et Messieurs,

Avec des finances publiques saines, l'indépendance et un mandat clair, la politique monétaire a besoin de fondations qu’elle ne peut pas poser elle-même. L'Eurosystème peut concevoir sa stratégie de politique monétaire de manière à ce que nous puissions remplir notre mandat de la meilleure façon possible, à savoir d’assurer l’objectif majeur de la stabilité des prix. À cette fin, l'Eurosystème évalue actuellement sa stratégie de fond en comble.

Une question essentielle est la question de savoir comment formuler notre objectif politique concret. Jusqu'à présent, le Conseil des gouverneurs de la BCE vise à moyen terme des taux d'inflation dans la zone euro inférieurs à, mais proches de 2 %. Une formulation explicitement symétrique de notre objectif politique d’un taux d'inflation de 2 % à moyen terme serait à mon avis plus claire et plus compréhensible. Elle pourrait contribuer à ce que les anticipations d'inflation demeurent fermement ancrées.

L’importance repose sur le complément « à moyen terme », car il signale clairement que la politique monétaire ne peut ni immédiatement influencer ni guider avec exactitude l’inflation. Cette formulation réaliste permet au Conseil des gouverneurs de la BCE de ne pas devoir réagir avec précipitation à chaque changement de données, et elle procure ainsi à la politique monétaire la flexibilité nécessaire.

La stratégie actuelle est uniquement tournée vers le futur. La question de savoir si le taux d'inflation a dévié de l’objectif dans le passé ne joue pas un rôle direct. Cela en serait autrement dans le cas de stratégies dépendantes du passé, qui sont discutées en tant qu’alternative possible. Ainsi, la banque centrale américaine a changé sa stratégie en une forme flexible de ciblage de l’inflation moyenne (average inflation targeting).[8]

L’idée de base d’une telle approche consiste à atteindre le taux d'inflation souhaité en moyenne sur plusieurs années. Si l’inflation était par exemple inférieure à l’objectif cible dans le passé, la banque centrale vise pendant un certain temps un taux au-dessus de cet objectif à titre de compensation.

Dans la mesure où elle promet cela de manière crédible, les ménages et les entreprises s’attendent aussi à une inflation plus élevée. Par conséquent, les taux d’intérêt baissent en termes réels sans devoir baisser nominalement, et la conjoncture est renforcée. De cette manière, le ciblage de l’inflation moyenne offre un avantage de stabilisation supplémentaire, en particulier lorsque l’inflation est atténuée par une faiblesse de la demande et que les taux d’intérêt nominaux se situent déjà proche de leur limite inférieure effective.

Autant pour la théorie. Mais une stratégie ne devrait pas uniquement produire de bons résultats dans des modèles économiques. Elle doit également fonctionner dans la pratique.

Le ciblage de l’inflation moyenne exige beaucoup – non seulement des acteurs sur les marchés financiers, mais aussi des ménages et des entreprises. Ils doivent comprendre le concept et adapter leurs anticipations d'inflation si on veut que les salaires et les prix réagissent en conséquence. Des études montrent toutefois que, jusqu'à présent, les banques centrales ne peuvent pas guider avec une telle précision les anticipations des ménages et des entreprises.[9]

Le concept soulève aussi d’autres questions. Que se passerait-il après une période d’inflation trop élevée ? La banque centrale freinerait-elle effectivement tellement fort que l’inflation tomberait non seulement à la valeur ciblée, mais aussi en dessous de celle-ci, et donc éventuellement même à un niveau qu’elle considère actuellement comme étant dangereux ?

En tant que solution, il est parfois proposé de donner au ciblage de l’inflation moyenne une orientation asymétrique. La banque centrale ne s’engagerait alors uniquement à compenser des taux d'inflation trop bas plus tard par des taux correspondants plus élevés. Des dépassements de la valeur ciblée resteraient par contre sans compensation ultérieure. Mais avec un tel déséquilibre, l’inflation moyenne pourrait par la suite augmenter plus fortement qu’initialement voulu.

C’est la raison pourquoi, dans l’ensemble, le concept ne me convainc pas. Rester immobile si le taux d'inflation à moyen terme dépasse la valeur ciblée pourrait plutôt être mal interprété, à savoir comme l’expression d’une domination budgétaire. Cela pourrait donc être perçu à tort comme une tentative de la politique monétaire de placer la viabilité des finances publiques au-dessus de l’objectif de la stabilité des prix. L’ancrage des anticipations d'inflation pourrait alors se révéler encore plus difficile.

Par ailleurs, nous constatons aujourd’hui avec quelle rapidité les risques autour de l’anticipation des prix se sont décalés avec la reprise de l’économie mondiale après le choc de la pandémie.[10] Dans l'industrie globale, des pénuries se sont créées du côté de l’offre, les prix des matières premières et les coûts de transport ont considérablement augmenté.

Les banques centrales ne devraient donc pas uniquement porter leur regard sur les risques de déflation. Il est important pour moi que notre politique monétaire ne penche ni dans un sens ni dans l’autre.

L’importance de la stabilité des prix est illustrée par l’ancien gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mervyn King, qui a donné sa propre définition : « La stabilité des prix est donnée quand les gens arrêtent de parler de l’inflation et quand leurs décisions reflètent des facteurs économiques fondamentaux. »[11]

5 Protection du climat

En assurant la stabilité des prix, les banques centrales créent également une condition importante pour que d’autres domaines politiques puissent atteindre leurs objectifs. Ainsi, par exemple, avec une inflation élevée et soumise à de fortes fluctuations, il sera de plus en plus difficile pour les ménages et les entreprises de reconnaître les signaux des prix dans le cadre de la politique climatique et d’adapter leur comportement.

La protection du climat est probablement le plus grand défi de notre siècle. Attribuer aux émissions de gaz à effet de serre un prix approprié constitue certainement l’épée la plus acérée dans la lutte contre le changement climatique. Il appartient aux gouvernements et parlements démocratiquement élus de faire usage de cette épée.

Les entreprises et les acteurs des marchés financiers doivent pouvoir planifier avec sécurité pour qu’ils investissent à long terme dans la transformation « verte » de l'économie. Là aussi, la littérature attire l’attention sur un problème de l'incohérence temporelle qui ressemble à celui que rencontre la politique monétaire.[12] Ce qui importe, c’est donc un chemin ambitieux et crédible pour la diminution des émissions.

Dans ce contexte, les regards ne se posent pas uniquement sur les politiciens responsables. De plus en plus de voix réclament d’utiliser la politique monétaire dans la lutte contre le changement climatique. J’estime toutefois que les banques centrales ne devraient pas endosser le rôle d’un acteur de la politique climatique.[13]

Nous ne devrions pas effacer le partage des tâches et la séparation claire des responsabilités que le législateur a attribués aux différents domaines politiques. Contrairement à la politique monétaire, la politique climatique modifie nettement et durablement la répartition des ressources et des revenus. Pour de telles décisions, il est important de prévoir des processus démocratiques et une responsabilité politique directe.

Le mandat des banques centrales doit être interprété de manière étroite, précisément parce que l’indépendance nous a été accordée spécialement pour assurer la stabilité des prix. Si nous dépassons le cadre de nos attributions, nous risquons de miner notre indépendance et donc aussi notre capacité d’assurer la stabilité des prix. Cela pourrait par ailleurs donner l’impression que nous visons des objectifs multiples ou peu clairs et donc affaiblir la focalisation, qui justement confère à la politique monétaire sa crédibilité.

L’hebdomadaire « The Economist » l’a résumé comme suit : « Le caractère ambigu et parfois contradictoire d’objectifs supplémentaires pourrait faire paraître les banques centrales comme des amateurs incapables de s’occuper de plusieurs tâches à la fois et non pas comme des gardiens de la monnaie obstinés. »[14]

Des conflits d’objectifs pourraient également apparaître, par exemple si la banque centrale essayait de poursuivre des objectifs de politique environnementale avec ses programmes d’achats mis en place dans le cadre de la politique monétaire. En effet, ces programmes doivent être terminés progressivement dès que la stabilité des prix le nécessite. En revanche, la transition vers une économie « verte » doit continuer.

Finalement, la politique monétaire n’est pas un instrument de la politique structurelle : elle est conçue de manière cyclique et ses effets devraient, dans l’alternance entre assouplissements et resserrements, se compenser à long terme.

Mais je suis persuadé que les banques centrales peuvent faire davantage qu’à présent pour protéger le climat sans courir le risque de dépasser le cadre de leur mandat. Le point de départ est la question de savoir quel rôle le changement climatique et la politique climatique peuvent jouer dans l'accomplissement de notre mandat.

Une chose est claire : nous devons comprendre plus en détail la manière dont le changement climatique et la politique climatique agissent sur l'économie et le système financier afin que la politique monétaire puisse continuer à assurer la stabilité des prix.

De plus, le changement climatique et la politique climatique peuvent entraîner des risques qui touchent non seulement les entreprises dans l’économie réelle, mais aussi leurs bailleurs de fonds dans le système financier. En tant qu'autorités de surveillance bancaire et gardiens de la stabilité financière, les banques centrales doivent veiller à ce que les risques financiers liés au climat soient pris en compte de manière adéquate dans la gestion des risques.

De tels risques peuvent aussi se manifester dans le bilan des banques centrales. C'est pourquoi notre gestion des risques devrait également tenir compte des risques financiers liés au climat, et ce également en ce qui concerne les titres que nous achetons pour des raisons de politique monétaire.

Pour cela, nous avons besoin d’informations amples et fiables. En vue de la politique monétaire, il est légitime que les banques centrales réclament de meilleures informations. De mon point de vue, l’Eurosystème devrait envisager d’acquérir ou d’accepter en tant que garantie uniquement des titres dont les émetteurs répondent à certaines obligations d'information liées au climat. Par ailleurs, nous pouvons prévoir de n’utiliser que les évaluations des agences de notation qui reflètent de manière adéquate et transparente les risques financiers liés au climat.

Si, par ce moyen, aucune solution convaincante ne devait être trouvée, je serais aussi disposé à envisager d’autres mesures afin de prendre en compte de tels risques de manière appropriée dans notre gestion des risques. Nous pourrions par exemple limiter dans notre portefeuille de politique monétaire la maturité ou le volume des titres de certains émetteurs si cela s’avère nécessaire pour restreindre les risques financiers.

Un tel pas ne serait pas un changement radical, mais la conclusion logique de l’approche orientée sur le risque, en faveur duquel je m’engage depuis longtemps.[15] Les banques centrales doivent protéger leurs bilans. Leur indépendance financière est une des conditions nécessaires pour pouvoir assurer la stabilité des prix. C’est pourquoi de telles mesures de limitation des risques ne devraient pas être confondues avec des propositions qui poursuivent en premier lieu des objectifs de politique climatique.

Et même si nous restructurons le portefeuille en tenant compte des risques, nous aurons besoin de critères appropriés et compréhensibles pour mesurer les risques. Il est d’autant plus important d’améliorer notre base d’informations, par exemple par des obligations d'information pour les émetteurs et des normes pour les notations.

De cette manière, les banques centrales pourraient aussi contribuer à mieux identifier les risques financiers liés au climat sur le marché. Elles agiraient ainsi en tant que catalyseur pour la transition verte du système financier et soutiendraient la politique climatique.

6 Monnaie numérique de banque centrale

Je voudrais au moins aborder brièvement un dernier sujet : la monnaie numérique de banque centrale. Peu de domaines sont actuellement aussi fortement transformés que celui des opérations de paiement.

Mais la monnaie numérique ne représente en soi rien de nouveau. Les ménages et les entreprises détiennent d’importants dépôts bancaires – et donc de la monnaie numérique créée par les banques commerciales. Mais, jusqu'à présent, ils peuvent disposer de monnaie de banque centrale uniquement sous forme de billets. L’accès à la monnaie numérique de banque centrale reste réservé aux banques. L’euro numérique changerait cette situation. Il serait destiné aux citoyens et aux entreprises.

Plus de 50 banques centrales autour du globe examinent aujourd’hui la possibilité d’introduire une telle monnaie de banque centrale numérique – avec tendance à la hausse.[16] Une telle monnaie pourrait offrir une série d’avantages, par exemple diminuer les coûts de transactions, et donner naissance à de tous nouveaux services. D'un point de vue politique, il est souvent avancé que l’euro numérique pourrait aussi contribuer à assurer la souveraineté monétaire de l’Europe.

Mais l’euro numérique permettrait surtout une chose : les citoyens pourraient également payer dans un environnement numérique avec de la monnaie étatique. Compte tenu de la baisse de l’utilisation de la monnaie fiduciaire, cela pourrait être un argument de poids. Mais il est clair que l'Eurosystème continuera de mettre à disposition de la monnaie fiduciaire ; l’euro numérique serait une offre supplémentaire.

Mais en même temps, ce pas fondamental entraîne aussi des risques. Les consommateurs pourraient être incités à convertir leurs avoirs dans des comptes bancaires en monnaie de banque centrale numérique – soit petit à petit sur une période plus longue, ou abruptement en cas de crise. Cela pourrait à long terme modifier le fonctionnement du système bancaire ou compromettre la stabilité financière.

Il incombe aux banques centrales de maintenir l’équilibre. L’euro numérique doit être conçu de manière à ce qu’il offre une plus-value évidente et à ce que ses risques soient maîtrisés. Pour limiter les risques, des restrictions sont nécessaires, et celles-ci pourraient diminuer l’attrait de l’euro numérique.

De mon point de vue, il est essentiel de proposer une plus grande diversité de moyens et de possibilités de paiement. C’est la raison pour laquelle la Bundesbank travaille aussi sur d’autres solutions, par exemple dans le domaine des paiements programmables. En fin de compte, les citoyens devront être libres de choisir leur mode de paiement.

Par ailleurs, la Banque des règlements internationaux attire l’attention sur le fait que l’introduction d’une monnaie de banque centrale numérique augmenterait éventuellement de manière considérable l’empreinte des banques centrales dans le système financier.[17] J’estime qu’une répartition claire des rôles dans les opérations de paiement est d’autant plus importante.

Les banques centrales devraient mettre à disposition l’épine dorsale des opérations de paiement au moyen d’infrastructures modernes et fiables. Des acteurs privés pourraient se baser sur ces infrastructures et développer de nouvelles offres, afin que les consommateurs puissent payer de manière sûre, facile, rapide et bon marché.

Mervyn King, que j’ai déjà cité auparavant, a comparé la recette du succès d’une banque centrale à celle d’un arbitre : il réussira si ses décisions influent aussi peu que possible sur le cours de la partie.[18]

7 Remarques finales

Mesdames et Messieurs,

La crise de coronavirus aura peut-être une influence durable sur les attentes des citoyens vis-à-vis de l’État, de ses institutions, mais aussi de la banque centrale. Il est d’ores et déjà certain que les banques centrales devront trouver la voie pour sortir du mode de crise actuel. Mais elles doivent aussi trouver des réponses à des questions telles que le changement climatique ou la numérisation.

Je vous ai esquissé aujourd'hui comment nous pourrions y parvenir sans miner les fondations sur lesquelles reposent les banques centrales modernes. Agustín Carstens, le directeur général de la Banque des règlements internationaux, l’a résumé comme suit : « […] une monnaie sûre et digne de confiance n’est pas créée par des algorithmes. Elle est gardée par des institutions compétentes. […] La technologie change, mais le noyau des activités des banques centrales demeure toujours le même. »[19]

Les problèmes issus de l'incohérence temporelle, d’incitations contradictoires et d’objectifs flous persistent et ne devraient pas simplement être ignorés. La question de la manière de résoudre ces problèmes demeure une question essentielle dans la conception des institutions.

Un bon conseil nous parvient de l’écrivain français Georges Duhamel. Il aurait un jour recommandé de relire tous les dix ans les épopées d’Homère.

Je vous remercie de votre attention !


Notes de bas de page:

  1. Snowden, F. M. (2020), Epidemics and Society, Reprint Edition, Yale University Press, New Haven et Londres.
  2. Deutsche Bundesbank (2021), Bundesbank round-up – Cash and cashless payments, rapport annuel 2020, p. 27 et suivantes.
  3. Kydland, F. E. et E. C. Prescott (1977), Rules Rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans, Journal of Political Economy, vol. 85, p. 473-492; Barro, R., et D. Gordon (1983), Rules, Discretion and Reputation in a Model of Monetary Policy, Journal of Monetary Economics, vol. 12, p. 101-121
  4. Summers, L. (1991), Panel Discussion: Price Stability: How Should Long-Term Monetary Policy Be Determined?, Journal of Money, Credit and Banking, vol. 23, p. 625-631.
  5. Weidmann, J., Too close for comfort? The relationship between monetary and fiscal policy, discours du 5 novembre 2020.
  6. Weidmann, J., The current crisis and the challenges it poses for economic and monetary policy, discours du 22 juin 2020.
  7. Deutsche Bundesbank, Government finances: Central bank bond purchases increase sensitivity to interest rate changes, rapport mensuel, juin 2021, p. 41-47.
  8. Powell, J. H., New Economic Challenges and the Fed’s Monetary Policy Review, discours du 27 août 2020.
  9. Candia, B., O. Coibion et Y. Gorodnichenko (2020), Communication and the Beliefs of Economic Agents, NBER Working Paper, n° 27800; Coibion, O., Y. Gorodnichenko, S. Kumar et M. Pedemonte (2018), Inflation expectations as a policy tool?, NBER Working Paper, n° 24788.
  10. Weidmann, J., L'économie et la politique monétaire en voie de sortir du mode de crise ?, discours du 28 juin 2021.
  11. King, M., Make No Mistake, the Risk of Inflation Is Real, bloomberg.com, 7 juin 2021.
  12. Weidmann, J., What role should central banks play in combating climate change?, discours du 25 janvier 2021; Helm, D., C. Hepburn et R. Mash (2003), Credible carbon policy, Oxford Review of Economic Policy, vol. 19, p. 438-450; Brunner, S., C. Flachsland et R. Marschinski (2012), Credible commitment in carbon policy, Climate Policy, vol. 12, p. 255-271.
  13. Weidmann, J., Combating climate change – What central banks can and cannot do, discours du 20 novembre 2020.
  14. O. V., The Perils of asking central banks to do too much, The Economist, édition du 13 mars 2021.
  15. Weidmann, J., allocution d’ouverture lors de la conférence de presse sur le bilan, 28 février 2020
  16. Banque des règlements internationaux (2021), CBDCs: an opportunity for the monetary system, Annual Economic Report, 2020, p. 65-95.
  17. Shin, H. S., Central banks and the new world of payments, discours du 30 juin 2020.
  18. King, M., Monetary Policy: Theory in Practice, discours du 7 janvier 2000.
  19. Carstens, A., Central bankers of the future, discours du 14 décembre 2020.