Les crises en tant que catalyseur du changement – leçons du passé et défis pour le futur Discours au 31e Congrès bancaire européen

1 Introduction

Mesdames, Messieurs,

Je suis ravi de participer une nouvelle fois au Congrès bancaire européen (CBE). J’aurais bien sûr préféré vous rencontrer en personne à la Alte Oper. Mais nous sommes tous profondément inquiets en raison de la nouvelle vague d’infections qui s’est répandue à travers l’Allemagne.

La Alte Oper a toujours été un excellent lieu de réunion pour cet événement et pour la vie culturelle d’une manière plus générale. À propos, un autre site culturel important à Francfort est le musée Städel, où vous pouvez actuellement admirer une collection impressionnante de peintures de Rembrandt, notamment L’aveuglement de Samson. Ce tableau décrit Samson, une figure héroïque de l’Ancien Testament, capturé par les Philistins. Rembrandt reproduit l’histoire dramatique sur une seule toile monumentale.

Lorsque vous vous tenez à courte distance du  tableau, vous êtes émerveillé par les nombreuses petites subtilités, en particulier la maîtrise de Rembrandt du clair-obscur. À cette courte distance, vous perdez toutefois la vue de la grande image (au sens propre du terme) – les liens et les corrélations vous échappent. Mais si vous reculez de quelques pas, vous comprenez soudainement toute l’histoire.

D’une manière similaire, je voudrais maintenant faire quelques pas en arrière avec vous et placer les évolutions récentes en matière de politique monétaire dans une perspective globale. Nous sommes en train de surmonter la récession économique causée par le choc de la COVID-19. Comme d’autres crises sévères précédentes, la pandémie ne disparaîtra pas sans laisser de traces – y compris sur la politique monétaire. Il vaut donc la peine d’élargir notre perspective et de regarder dans les deux sens : en avant et en arrière.

2 Passé : leçons de la crise financière et de la crise des dettes souveraines

Il y a dix ans, presque jour pour jour, j’ai tenu mon premier discours à la BCE.[1] À l’époque, nous étions confrontés aux conséquences de la crise financière mondiale, et la crise des dettes souveraines ébranla la zone euro dans ses fondations. Pour empêcher que la situation ne se détériore encore davantage, les décideurs politiques accordèrent une aide financière conjointe aux États membres en détresse financière. L’Eurosystème est également intervenu, en endossant le rôle d’une « unité d’intervention de crise » et en achetant du temps aux gouvernements et aux parlements pour qu’ils puissent entreprendre des réformes.

Depuis, beaucoup de mesures ont été prises pour renforcer la résilience du système financier. L’idée principale était d’intensifier le principe de responsabilité, afin de réduire les incitations défavorables. Une règlementation plus stricte du marché financier a contribué à atteindre ce but, tout comme des exigences de fonds propres plus sévères pour les banques.

Nous avons aussi appris que pour avoir un système financier solide, il ne suffisait pas de surveiller la stabilité de quelques institutions individuelles. Une politique macroprudentielle a été créée pour adopter une vue globale et utiliser un ensemble d’outils particulier.

Beaucoup de progrès ont aussi été réalisés en termes institutionnels. Aujourd’hui, le Mécanisme européen de stabilité (MES) se tient prêt à apporter un soutien financier aux États membres confrontés à des crises sévères. Un autre pas important fut la création de l’Union bancaire européenne, avec une surveillance unique et un mécanisme de restructuration et de résolution unique.

Tout cela a rendu l’Union monétaire plus stable. Néanmoins, à la fin de la dernière décennie, certains points figuraient toujours sur la liste des  tâches en suspens après la crise.[2]

Par exemple, le lien entre États et banques n’a pas été rompu de manière décisive. De nombreuses banques détiennent encore d’importants portefeuilles d’emprunts publics de leurs pays. Cette pratique est encouragée par le traitement préférentiel accordé aux emprunts publics en termes d’exigences de fonds propres et au régime de grands risques. Je suis convaincu que la réglementation ne devrait pas créer pour les banques des incitations à investir excessivement dans des emprunts publics et de lier leur destin à la solvabilité de leur État. En abolissant le traitement préférentiel, on augmenterait également la crédibilité de la clause de non-renflouement conformément au Traité de Maastricht.

Entre-temps, l’impression semble s’être répandue dans le public que les banques centrales étaient toujours prêtes à monter au créneau en faveur d’autres domaines politiques si la situation devenait difficile. Par ailleurs, l’environnement de la politique monétaire a changé : tout d’abord, l’inflation en zone euro est demeurée à un niveau obstinément bas – ce qui était en partie une conséquence des années de crise. Ensuite, les taux d’intérêt réels d’équilibre ont baissé, ce qui a probablement réduit la marge de manœuvre des banques centrales en ce qui concerne les taux directeurs. Par conséquent, la politique monétaire s’est repliée sur des instruments non conventionnels tels que l’assouplissement quantitatif pour obtenir l’effet expansif souhaité.[3]

Alors que les mesures de politique monétaire non conventionnelles ont soutenu la croissance et l’inflation, elles nous ont également menés dans un terrain largement inexploré. En particulier, des achats d’obligations à grande échelle ont transformé les banques centrales de l’Eurosystème en principaux créditeurs des États membres. Cela a eu pour conséquence que les politiques monétaire et budgétaire sont encore plus étroitement liées, affaiblissant ainsi les incitations à avoir des finances publiques saines.

Telle fut, en grands traits, la situation dans laquelle nous nous trouvions lorsque la pandémie a éclaté.

3 Présent : des évolutions malsaines apparues au grand jour

Les crises précédentes ont eu leurs origines dans le système financier ou dans l’économie. La pandémie, par contre, est avant tout une crise sanitaire. Toutefois, comme les crises précédentes, elle expose des problèmes existants et fait apparaître des défis à plus long terme.

Prenons par exemple la politique budgétaire. Les gouvernements ont bien fait de réagir rapidement et globalement pour éviter une spirale baissière qui aurait pu infliger des dommages sérieux et permanents à l’économie. Il était donc approprié de suspendre les exigences du Pacte de stabilité et de croissance pendant cette phase. Effectivement, ce fut précisément pour de telles circonstances que la clause dérogatoire fut créée en premier lieu. Mais avant la crise, les règles budgétaires de l’UE manquaient de poids. Elles devinrent non seulement de plus en plus complexes, mais furent aussi étirées en pratique. En particulier les pays fortement endettés ne firent pas assez pour réduire leurs déficits structurels. Par conséquent, pendant la crise, les taux d’endettement y augmentèrent considérablement à partir d’un niveau déjà élevé.

La politique monétaire est un autre bon exemple : l’année dernière, l’Eurosystème a pris des mesures rapides et résolues. Cela a permis de stabiliser l’économie et a posé les fondations pour son rapide redressement. Toutefois, lorsque la crise de COVID-19 a frappé, les taux directeurs étaient déjà à un niveau historiquement bas – ils avoisinaient sans doute la borne inférieure effective. La politique monétaire a donc été contrainte d’étendre encore davantage le recours à des instruments non conventionnels. En effet, les portefeuilles d’emprunts publics détenus par l’Eurosystème ne cessent de croître. En prenant l’ensemble des programmes d’achat de titres, ces stocks atteindront probablement à la fin de l’année environ un tiers du PIB de la zone euro.

Le problème fondamental va au-delà de la zone euro. Selon des calculs réalisés par Stephen Cecchetti et Paul Tucker en 2007, les banques centrales des États-Unis, du Royaume-Uni et du Japon détenaient un total d’actifs allant de 6% à 20% du PIB nominal. À la fin de l’année 2020, le bilan de la Réserve fédérale s’élevait à 34% du PIB, celui de la Banque d’Angleterre à 40% et celui de la Banque du Japon à 127%.[4]

Mervyn King, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, a récemment averti que l’assouplissement quantitatif pourrait devenir une « addiction dangereuse ». Selon lui, « l’assouplissement quantitatif a tendance à être employé en réponse à de mauvaises nouvelles, mais n’est pas retiré lorsque les mauvaises nouvelles prennent fin. Par conséquent, le stock d’obligations détenu par les banques centrales augmente et élargit leur bilan à plus long terme. »[5] Le chemin que vous empruntez alors est comparable à l’ascension d’une montagne. Et avec chaque nouvelle crise, vous grimpez quelques pas. Mais plus vous gagnez en altitude, plus l’air se raréfie.

Si l’on regarde en arrière, on peut constater que la politique monétaire n’a jamais réussi à sortir du mode de crise. Un retour à la normale pourrait donc être reporté à un avenir de plus en plus lointain.

4 Futur : défis après la crise de COVID-19

Alors que les taux d’inflation ont récemment bondi, la question du retour à la normale de la politique monétaire est réapparue en force dans le débat public.

Par coïncidence, l’Eurosystème a adopté une nouvelle politique monétaire cet été. Dans le cadre de la revue stratégique, nous avons reformulé notre objectif de stabilité des prix en tant qu’objectif d’inflation symétrique de 2% et avons confirmé l’orientation à moyen terme de notre politique monétaire. Cela nous permet de « regarder à travers » des fluctuations à court terme du taux d’inflation, par exemple.

Aujourd’hui, la question la plus importante pour les décideurs en matière de politique monétaire est donc : quel degré de persistance cette phase inflationniste aura-t-elle ? Les taux d’inflation prendront probablement plus de temps que prévu pour retomber. Effectivement, des pénuries au niveau de l’offre pourraient perdurer encore un certain temps, et les prix de l’énergie ont encore augmenté.

Au-delà de cela, les perspectives en matière de prix sont extrêmement incertaines. Des anticipations d’inflation plus élevées et une croissance salariale accrue pourraient à moyen terme renforcer les pressions sur les prix. Ainsi, les retombées de la pandémie pourraient avoir un impact prononcé sur l’évolution de l’inflation. Et il se pourrait bien que les taux ne retombent pas, à moyen terme, en dessous de notre objectif, comme cela avait été anticipé auparavant.

Nous ne devrions pas ignorer le risque d’une inflation trop élevée et devrions plutôt rester vigilant. De plus, étant donné l’incertitude considérable portant sur l’évolution de l’inflation, la politique monétaire ne devrait pas trop longtemps s’engager à poursuivre sa politique actuelle très expansionniste. Et pour garder les anticipations d’inflation bien ancrées, nous ne devons cesser de réitérer : si cela est nécessaire pour préserver la stabilité des prix, la politique monétaire dans son ensemble doit être normalisée. Cela devrait être absolument clair pour tout le monde – pour les marchés financiers, tout comme pour les gouvernements, dont les coûts de financement pourraient augmenter.

Mais des frais de financement plus élevés sur le marché primaire ne seront pas la seule conséquence pour les finances publiques. Les amples achats d’obligations par les banques centrales ont rendu les budgets des États plus dépendants des évolutions des taux directeurs qu’auparavant. Sur les comptes des banques centrales, des obligations à moyen et long terme à l’actif sont opposées à des dépôts à court terme des banques commerciales au passif. Ainsi, une augmentation du taux de dépôt réduira les profits des banques centrales et, par le biais de la distribution des gains, diminuera également les revenus des gouvernements.[6]

Dans ce contexte, les gouvernements et les marchés financiers exerceront de plus en plus des pressions sur les banques centrales de maintenir une politique monétaire expansionniste plus longtemps que ne l’exigerait la préservation de la stabilité des prix.[7]

À ce point, une autre remarque de Mervyn King pourrait venir à l’esprit : si les banques centrales sont obsédées par quelque chose, c’est bien par la politique budgétaire[8] En effet, pour préserver la stabilité des prix à long terme, la politique monétaire dépend d’une politique budgétaire solide.

Il est par conséquent essentiel que tous les États membres s’engagent dans la voie de finances publiques saines après la crise. Par conséquent, la réforme des règles budgétaires de l’UE à venir devrait tirer les leçons du passé. Nous avons besoin de règles crédibles et plus contraignantes. À cette fin, celles-ci doivent devenir plus simples et plus transparentes.[9]

Mais il y a une tentation de pratiquement donner carte blanche à la politique budgétaire, tout en attendant de la politique monétaire de régler tous les problèmes de solvabilité. Ricardo Reis l’a exprimé comme suit : « Avec sa capacité mystique d’imprimer de l’argent et ses fréquents achats d’emprunts publics, il est tentant de considérer la banque centrale comme une source de réconfort et de répit. »[10]

D’une manière générale, les demandes vis-à-vis des banques centrales ont augmenté d’une crise à l’autre. Une des raisons pourrait être que les banques centrales sont intervenues, en cas d’urgence, alors que les politiciens n’étaient pas encore prêts. Grâce à l’indépendance de la politique monétaire, les banques centrales n’étaient pas dans l’obligation de lutter pour des majorités politiques. Cela a fait naître le désir d’impliquer les banques centrales pour atteindre également d’autres objectifs.

Nous n’avons pas de pouvoirs extraordinaires comme les possède Samson dans le chef d’œuvre de Rembrandt. Samson était doté d’une force surhumaine. Mais même les grands héros ont leur point faible : celui d’Achille était son talon, celui de Superman, la kryptonite, celui de Samson, sa chevelure. Dès que ses cheveux furent coupés, il perdit sa force.

Les banques centrales sont incontestablement des institutions puissantes. Mais si même des héros fictifs peuvent tomber, nous ne devrions certainement pas surestimer les capacités des banques centrales. Un des secrets du succès d’une politique monétaire indépendante a toujours été de reconnaître et de respecter ses propres limites.

L’indépendance a été accordée à l’Eurosystème afin qu’il remplisse son objectif principal d’assurer la stabilité des prix. Plus nous interprétons notre mandat de manière large, plus nous courrons le risque de nous empêtrer dans la politique et de nous surcharger avec trop de tâches.

5 Conclusion

Mesdames, Messieurs,

Parfois, les tableaux sont trop grands. La célèbre toile Ronde de nuit de Rembrandt a même été découpée sur chacun de ses quatre côtés pour être installée à un mur entre deux portes dans d’Hôtel de ville d’Amsterdam.[11] Un tel sort devrait être épargné à l’image que je dépeins dans ce discours. Permettez-moi donc de conclure.

Pour assurer une politique monétaire orientée sur la stabilité à long terme, trois points doivent être réunis : tout d’abord, un cadre de politique budgétaire au sein de l’Union monétaire qui garantit des finances publiques saines ; ensuite, des banques centrales qui ne sont pas impliquées par la politique budgétaire ou les marchés financiers ; et finalement, une interprétation étroite de notre mandat.

En particulier en périodes de grandes incertitudes, il est important de capter le plus possible du tableau, et cela signifie tirer parti de toutes les données disponibles, de différents concepts et d’un large éventail de perspectives. C’est ce que nous faisons au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. À mon avis, la diversité d’opinions et de points de vue y exprimés ont toujours été une force et non pas une faiblesse.[12] Un aspect qui indéniablement unit les membres du Conseil est leur engagement commun en faveur de la stabilité des prix dans la zone euro.

Tout comme les réunions du Conseil des gouverneurs, des événements du Congrès bancaire européen comme celui-ci, ont toujours constitué un forum pour échanger les points de vue et mener des débats fructueux. Au cours de toutes ces années, j’ai eu le plaisir et le privilège de partager cette expérience. Oscar Wilde aurait dit que « lorsque des banquiers se réunissent, ils parlent d’art. Lorsque des artistes se rencontrent, ils parlent d’argent. » Et comme vous l’avez constaté aujourd’hui, ce congrès offre même la possibilité de s’échanger sur les deux.

Je vous remercie de votre attention.


Notes de bas de page:

  1. Weidmann, J., The world economy in transition – a European perspective, discours tenu au Congrès bancaire européen, le 18 novembre 2011.
  2. Weidmann, J., Perspektiven für Europa und den Euroraum, discours tenu au Centre for European Policy, le 20 septembre 2018.
  3. Weidmann, J., Securing stability – Challenges from the low interest rate environment, discours tenu à la 8e Conférence annuelle de l’EIOPA, le 20 novembre 2018.
  4. Cecchetti, S. et P. Tucker, Understanding how central banks use their balance sheets: A critical categorisation, VoxEU.org, 1er juin 2021.
  5. King, M., Quantitative Easing Is a ‘Dangerous Addiction’, Bloomberg, 20 juillet 2021.
  6. Weidmann, J., Geldpolitik und die Rolle der Notenbanken – ein Ausblick, discours tenu au cercle d’amis de la Fondation Ludwig Erhard, le 1er juillet 2021.
  7. Weidmann, J., Too close for comfort? The relationship between monetary and fiscal policy, discours tenu au OMFIF Virtual Panel, le 5 novembre 2020.
  8. King, M. (1995), Commentary: Monetary Policy Implications of Greater Fiscal Discipline, dans : Budget deficits and debt: Issues and options (p.171–183), Federal Reserve Bank of Kansas City, Jackson Hole Symposium.
  9. Deutsche Bundesbank, Europäischer Stabilitäts- und Wachstumspakt: zu einzelnen Reformoptionen, Monatsbericht, April 2019, S. 79-93.
  10. Reis, R. (2016), Can the Central Bank Alleviate Fiscal Burdens?, NBER Working Paper, n° 23014.
  11. Siegal, N., Rembrandt’s Damaged Masterpiece Is Whole Again, With A.I.’s Help, New York Times, 23 juin 2021.
  12. Weidmann, J., In Vielfalt geeint, discours tenu à l’occasion de la prise de fonction du nouveau gouverneur de la Banque d’Autriche, le 1er octobre 2019.